L’exploitation des données n’est pas sans risques. Elle doit faire l’objet d’un débat éthique mondial.
La technologie du Big Data consiste, par la démultiplication des puissances de calcul et de stockage, dans le traitement et l’analyse à très haute vitesse de volumes massifs de données individuelles diverses. Elle marque la troisième révolution de l’informatique. La première, quantitative, fut celle de la mécanisation et de l’industrialisation des opérations au sein des grandes organisations, avec pour symbole IBM. La deuxième, placée sous le signe d’Internet, fut celle des réseaux et des communautés. La troisième est celle des données, replaçant l’individu au centre de la production de l’information, de la connaissance et de la valeur. Plusieurs milliards d’individus génèrent et échangent des informations personnelles en temps réel tout autour de la planète, bouleversant la science, l’économie et les relations de pouvoir. La gestion des données s’affirme ainsi comme une infrastructure essentielle de la mondialisation, qui doit être régulée alors qu’elle s’affranchit des États et des frontières.
Les applications du Big Data sont nombreuses et concrètes. Chacun peut, grâce à la géolocalisation, se déplacer tout en ayant accès aux services utiles (cartes et guidage, administrations, hôtels et restaurants, loisirs…). Les entreprises se réorganisent pour capter en temps réel la demande et adapter à chaque consommateur leurs produits et leurs conseils, leurs prix, leur publicité. Les politiques de prévention ou de sécurité publique sont redessinées tant par la possibilité de cibler certaines actions en fonction des profils individuels (par exemple pour la lutte contre la récidive, la fraude fiscale ou l’échec scolaire) que par la capacité à mobiliser rapidement une population, comme ce fut le cas après l’attentat de Boston aux États-Unis. Le succès sans appel de Barack Obama lors de la présidentielle de 2012 doit de même beaucoup au ciblage numérique personnalisé des électeurs américains.
Le traitement de masse des données individuelles est surtout à l’origine de la plus importante avancée scientifique des dernières décennies, avec la numérisation et le séquençage du génome humain. La médecine s’en trouve bouleversée. La détection et le suivi des épidémies deviennent plus précoces et précis. La connaissance en amont de certains risques individuels permet une médecine personnalisée et prédictive. La prévention devient aussi importante que le soin. Et le soin est redéfini en fonction du malade autant que de la maladie. Ainsi, les traitements ciblés et individualisés du cancer ou les trithérapies contre le sida peuvent être élaborés sur mesure.
La révolution du Big Data constitue a priori une formidable réhabilitation de l’individu au détriment des États et des régulations publiques. Chacun maîtrise la production de ses données, consent à leur transmission, bénéficie de leur confrontation avec celles d’un vaste ensemble d’inconnus. Leur usage relève pour l’essentiel de contrats privés. L’individu se trouve à la fois en amont et en aval, producteur et consommateur de données. Les plates-formes de partage marginalisent les grands appareils hiérarchiques qui contrôlaient l’économie et la société, au premier rang desquels l’État ou les systèmes de protection sociale. Le citoyen se voit restituer son libre arbitre et sa capacité à décider de son destin en effectuant des choix. Loin de disparaître, la solidarité est refondée par la base au lieu d’être imposée par le haut.
Pour autant, il faut se garder de toute illusion technologique. La révolution du Big Data n’est pas en elle-même miraculeuse ou diabolique. Et les fabuleux progrès qu’elle recèle vont de pair avec des risques tout aussi majeurs : manipulation des données, intrusions et atteintes à la vie privée, prise de contrôle par des monopoles ou oligopoles privés, pour l’heure américains (Apple, Google, Facebook, Twitter, Amazon…), perte de la dimension critique de l’esprit scientifique, perversion totalitaire par certains États. D’où l’urgence de réfléchir sur une base mondiale associant acteurs publics et privés à des valeurs et une éthique, des institutions et des normes, des droits fondamentaux : accès aux données et à leurs sources, consentement explicite et a priori à la transmission et au partage, droit à l’oubli… D’où la nécessité de rappeler que la démocratie est d’abord l’éducation des citoyens à l’exercice responsable de la liberté, dont ils sont plus que jamais, dans ces temps de crise et de révolution technologique, l’ultime rempart.
(Chronique parue dans Le Point du 09 mai 2013)