L’illusion d’un Internet comme espace de liberté absolu a fait long feu. L’économie numérique doit être encadrée.
La nouvelle révolution de l’informatique autour du traitement de masse des données individuelles ouvre de nouveaux champs au savoir et à l’économie. La médecine n’est plus seulement curative mais prédictive et régénératrice, permettant de personnaliser les traitements et d’améliorer non seulement l’espérance, mais la qualité de la vie. L’enseignement en ligne laisse espérer un très large accès aux connaissances tout en diminuant drastiquement le coût des formations. L’économie numérique consttue donc l’une des voies de la sortie de crise, par le potentiel de croissance et d’emplois qu’elle recèle. Pour autant, l’économie numérique se trouve à un tournant. Plusieurs événements récents ont souligné tant la vulnérabilité des réseaux que les menaces qui naissent de l’absence de cadre juridique. L’illusion longtemps entretenue qu’Internet est par nature un espace de liberté, ouvert et transparent, qui doit être tenu à l’écart de toute institution et de toute régulation, s’est effondrée. La première difficulté est liée aux contenus, donc à la propriété intellectuelle et artistique. L’économie numérique a décollé autour du principe d’un accès illimité et gratuit aux contenus qui se révèle insoutenable, car elle compromet la création et l’innovation. La protection juridique des créateurs et des inventeurs, par exemple par une licence globale, reste à inventer. Elle sera au cœur des futures négociations commerciales entre l’Europe et les États-Unis.
Une deuxième impasse découle de l’idée selon laquelle l’économie numérique, parce qu’elle ignore les territoires et les frontières, aurait vocation à s’émanciper de l’impôt. Apple en est devenu le symbole, qui s’endette de 17 milliards de dollars pour financer son programme de dividendes et de rachat d’actions afin de ne pas voir taxer les 145 milliards de trésorerie de ses filiales étrangères. Amazon est également emblématique, dont l’imposition au Royaume-Uni est nulle en dépit d’un chiffre d’affaires hautement profitable de 7 milliards de livres. Le statut d’apatrides fiscaux des géants du numérique n’est plus acceptable alors que leurs résultats s’envolent et que les États développés taxent massivement les citoyens et les entreprises pour contenir l’envolée de leur dette publique (111 % du PIB). La lutte contre l’érosion fiscale numérique s’affirme légitimement comme une des priorités de l’OCDE.
La sécurité représente un troisième défi. L’espionnage informatique des entreprises et des États se généralise, comme le montre le piratage – vraisemblablement par la Chine – des programmes militaires américains majeurs. La sécurité informatique devient déterminante pour la confiance du consommateur et du citoyen. Or elle remet en question les clivages traditionnels entre les acteurs publics et privés, la sécurité intérieure et la défense extérieure. La cyberdéfense impose une coordination étroite entre les entreprises et les agences étatiques. La cyberguerre se révèle vitale pour la conduite des opérations militaires classiques, de l’Afghanistan au Mali, en même temps qu’elle ouvre un nouvel espace de confrontation. Elles restent en attente d’un cadre juridique et d’une doctrine – à l’image de la dissuasion pour le nucléaire – qui déterminent leurs conditions d’emploi et leurs modalités de contrôle par le pouvoir politique.
L’enjeu ultime touche à la liberté individuelle. Le programme Prism de la NSA a mis en place, au lendemain des attentats de 2001, dans le cadre du Patriot Act, un appareil de surveillance numérique de masse. Il permet l’écoute, le stockage et l’analyse des données personnelles des 2 milliards d’internautes avec le concours de 9 leaders américains du numérique. La prochaine étape consiste dans l’aménagement d’un gigantesque centre de stockage des données dans le désert du Nevada pour 2 milliards de dollars. La lutte contre le terrorisme – fût-il cybernétique – et les intérêts de sécurité des États-Unis ne sauraient justifier cette atteinte majeure à la vie privée.
L’économie numérique ne tiendra ses promesses que si elle offre aux citoyens et aux acteurs économiques et sociaux du XXIe siècle un environnement sûr pour les données individuelles, conjurant les risques d’exploitation ou de manipulation par la criminalité ou par les États, notamment les plus avancés d’entre eux. Le rêve libertarien de l’autorégulation est caduc, dès lors qu’Internet est devenu une infrastructure essentielle pour l’économie, la société, mais aussi la démocratie.
Dès lors émergent cinq priorités :
- Au plan technologique, renforcer la résilience du réseau.
- Au plan européen, assurer la protection des données personnelles des citoyens face aux programmes de surveillance des États-Unis et favoriser l’émergence d’une filière numérique.
- Au plan juridique, engager les négociations pour doter le réseau d’institutions et de règles.
- Au plan stratégique, élaborer une doctrine de la sécurité informatique.
- Au plan politique, élaborer une déclaration des droits de l’homme numérique (propriété des données personnelles, autorisation explicite de leur usage, droit à l’oubli…) et assurer un contrôle démocratique des activités de cybersécurité dans les nations libres.
(Chronique parue dans Le Figaro du 17 juin 2013)