La nouvelle donne énergétique va bouleverser la géopolitique mondiale. Désormais, les États-Unis se rapprochent de l’Asie.
La révolution énergétique américaine compte parmi les facteurs décisifs de transformation du monde du XXIe siècle aux côtés de l’émergence du Sud, de la crise durable des pays développés confrontés au chômage de masse et au surendettement, des révolutions du monde arabo-musulman, de la fatigue des démocraties face à la guerre à l’issue des échecs militaires et politiques en Irak et en Afghanistan. Après le gaz, l’essor de la production de pétrole conventionnel, qui se fonde sur les nouvelles technologies de la fracturation hydraulique et du forage horizontal, redessine non seulement le marché de l’énergie mais aussi l’économie et la géopolitique mondiales.
Au terme de plusieurs décennies de recherche, la production de gaz non conventionnel a progressé de 1 % de la consommation des États-Unis à 5 % en 2005, 30 % en 2012 et devrait représenter 46 % de leur approvisionnement en 2035. Le pétrole non conventionnel permettra aux États-Unis de produire 12 millions de barils jour en 2018 pour devenir le premier opérateur mondial devant l’Arabie saoudite en 2020.La structure du marché de l’énergie se trouve ainsi bouleversée. La proximité et l’existence même d’un pic pétrolier sont remises en question par la réévaluation de 50 % des réserves de gaz (110 ans de consommation pour les États-Unis) et de 10 % des réserves de pétrole. Le principe d’une inévitable et rapide ascension du prix des hydrocarbures face à l’explosion de la demande du Sud est infirmé par la division par trois du prix du gaz aux États-Unis (12,7 à 4 dollars par million de Btu « british thermal units ») comme par la stabilisation du prix du pétrole autour de 100 dollars le baril. Les flux commerciaux se recomposent avec une Amérique exportatrice de gaz et d’essence tandis que les exportations de pétrole brut du Moyen-Orient, de l’Afrique et d’Amérique latine se concentrent vers l’Asie, et notamment vers la Chine.
Les États-Unis sont les vainqueurs économiques de la révolution énergétique qu’ils ont initiée et autour de laquelle ils construisent leur sortie de crise. Sans même attendre l’autosuffisance énergétique qu’ils devraient atteindre en 2035, ils sont redevenus le pays le plus compétitif du monde. Outre la spectaculaire relance du raffinage et de la pétrochimie, la baisse des coûts de l’énergie a joué un rôle majeur dans le renouveau de l’industrie, parallèlement à la spectaculaire hausse de la productivité du travail, à un intense effort d’investissement dans les hautes technologies et à la restructuration du secteur financier. Le secteur des hydrocarbures non conventionnels a créé plus de 600 000 emplois directs et autant d’indirects. Il a enclenché une dynamique de relocalisation des activités et des emplois sur le territoire américain.
Au nombre des perdants potentiels de ce choc d’offre figurent les producteurs traditionnels – de l’Opep à la Russie où les bénéficies de Gazprom ont reculé de 9,5 % en 2012 – mais aussi les pays développés consommateurs à énergie chère, notamment le Japon et l’Europe. L’envol des prix de l’énergie après la catastrophe de Fukushima a porté le coût de grâce à la compétitivité de l’industrie japonaise après deux décennies de déflation et de surévaluation du yen, précipitant le renversement de politique économique des Abenomics qui intègrent le redémarrage progressif des centrales nucléaires.
L’Europe reste cependant la première victime de cette nouvelle donne. Ces anciens monopoles énergétiques, installés dans une culture de rente déconnectée du marché, voient leurs modèles économiques annihilés par la baisse de la demande, la chute des prix, la hausse des coûts en raison des contraintes sociales et environnementales, l’explosion de leur endettement enfin. Les industries intensives en énergie ou la chimie sont confrontées à un handicap supplémentaire de compétitivité de l’ordre de 40 % face à leurs concurrents américains, ce qui, venant s’ajouter à la récession présente et à la longue stagnation future de l’Europe, entraîne la multiplication des projets de transfert d’usines vers les États-Unis.
Sur le plan géopolitique, les États-Unis, délivrés de leur dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient, ont désormais les mains libres pour se redéployer vers les Amériques et l’Asie, même si le scénario d’un retrait brutal n’est pas d’actualité tant l’Amérique conserve des alliés et des intérêts de sécurité dans la région.
La révolution énergétique américaine montre qu’il n’est pas de fatalité au déclin de l’Occident. Elle rappelle l’importance vitale de l’énergie dans le développement ainsi que le rôle clé de l’innovation qui ne se limite pas à l’exploration et à l’extraction mais s’applique également à la gestion des réseaux et à l’optimisation de la consommation.
(Chronique parue dans Le Figaro du 24 juin 2013)