Nos économies mettront encore plusieurs années avant de se remettre de la faillite de Lehman Brothers et ses conséquences.
Cinq ans après la faillite de Lehman Brothers, le capitalisme a échappé à une grande dépression comparable à celle des années 1930 mais subit encore les séquelles du choc de 2008.
La tragédie des années 1930 se déroula en quatre temps. Krach de Wall Street le 24 octobre 1929, provoqué par l’éclatement de la bulle spéculative sur les actions américaines et suivi par l’effondrement du crédit et des banques en raison de la montée des taux directeurs de la Fed. Internationalisation de la dépression avec le vote en 1930 du tarif protectionniste Smoot-Hawley, qui entraîna des représailles généralisées puis avec le rapatriement des capitaux américains. Échec de la conférence de Londres en 1933 qui déboucha sur une course aux dévaluations compétitives engendrant la dislocation des échanges et des paiements mondiaux. Rechute de 1937 avec la tentative trop précoce de normalisation du New Deal par Roosevelt.
Trois secousses d’intensité décroissante ont ébranlé la mondialisation. La première, en 2008, manqua de peu de détruire le système financier et de provoquer une déflation pire que celle des années 1930. La deuxième, en 2009, toucha les dettes souveraines en Europe et mit en péril l’euro. La troisième, depuis le printemps 2013, cible les pays émergents qui cumulent déficit courant, dette extérieure et excès du crédit bancaire.
La nature de la crise est indiscutable : il s’agit d’une déflation par la dette qui succède inéluctablement à la création de bulles spéculatives de plus en plus démesurées. Ses origines mêlent le laxisme de la politique monétaire américaine, la généralisation des modèles de croissance fondés sur le crédit bancaire et la dette publique, enfin les déséquilibres structurels de la mondialisation : d’un côté des pays qui s’endettent pour consommer et importer ; de l’autre des pays qui épargnent pour investir et exporter.
Le déploiement d’une politique économique à l’échelle de la planète, notamment à travers la création du G20, a conjuré le risque d’une grande déflation. Plus de 5 000 milliards de dollars ont été mobilisés pour sauver les banques. Les banques centrales ont ramené durablement leurs taux à zéro et mis en place des mesures non conventionnelles de rachat massif d’actifs. Un plan mondial de soutien de la demande a été engagé à hauteur de 40 % du PIB des grands États. Le recours au protectionnisme a été exclu et reste contenu à 3 % des échanges mondiaux.
Face à la menace de faillites d’État en chaîne et d’implosion de la monnaie unique, la zone euro a bouleversé ses institutions en faisant émerger un gouvernement économique, en érigeant la BCE en prêteur en dernier ressort, en créant un mécanisme de solidarité, en adoptant un traité budgétaire et en instaurant une union bancaire. Parallèlement, la politique économique européenne s’est rapprochée de la stratégie américaine. Elle associe désormais des mesures monétaires non conventionnelles, l’étalement de l’ajustement budgétaire, la priorité donnée aux réformes structurelles qui ont réduit – sauf dans le cas de la France – les écarts de productivité entre le Nord et le Sud.
En 2013, l’activité mondiale a retrouvé un rythme de croissance de l’ordre de 3,5 % par an grâce à la reprise progressive des pays développés portée par l’industrie et l’investissement productif. Le redressement reste lent, en raison du surendettement des États du Nord (105 % du PIB) et du chômage (7,8 % de la population active mondiale). Il est aussi très variable. La dynamique est forte aux États-Unis et au Royaume-Uni. La relance est plus fragile au Japon et surtout dans la zone euro – à l’exception de l’Allemagne. L’Afrique poursuit son décollage ; la Chine ou le Mexique résistent ; l’Inde, le Brésil, la Russie ou la Turquie ralentissent brutalement.
Les échanges mondiaux se rééquilibrent progressivement avec la réduction de l’écart de croissance entre le monde développé (1,5 %) et les émergents, revenus de 6,5 % à 4,5 %. Les risques financiers systémiques ont diminué, même si le secteur bancaire n’a été que partiellement restructuré et recapitalisé – notamment en Europe – et si les acteurs non bancaires et les plateformes d’échanges continuent à échapper à toute régulation. L’économie de bulle survit. Enfin, la maîtrise du protectionnisme n’empêche pas une guerre des monnaies, marquée par les dévaluations larvées du dollar mais brutale du yen et des monnaies émergentes, sur des marchés des changes où les transactions atteignent 5 300 milliards de dollars chaque jour contre 2 000 milliards en 2007.
La faillite de Lehman Brothers a ouvert une grande crise du capitalisme mondialisé dont la sortie s’étendra sur plus d’une décennie pour revenir au plein-emploi et désendetter les États (un quart de siècle et une guerre mondiale furent nécessaires pour surmonter la grande déflation). L’économie mondiale reste pour l’heure dans la main des banques centrales, ce qui explique la prudence de la Fed pour normaliser ses mesures non conventionnelles et relever ses taux. Mais c’est l’aptitude des États à générer des gains de productivité et à renforcer la compétitivité qui conditionne une croissance stable et durable. La sortie de crise dépend du leadership politique et de sa capacité à relever les défis de la modernisation des modèles de croissance par la dette, de la relance de l’intégration européenne – seule vraie garante de la pérennité de l’euro -, de l’invention d’institutions et de règles pour l’économie mondialisée.
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 septembre 2013)