Les politiques monétaires allemandes et américaines : deux stratégies, deux visions.
Le plébiscite d’Angela Merkel infirme le préjugé français selon lequel les dirigeants des démocraties ne peuvent être réélus en période de crise. Ce triomphe, au-delà du style discret et efficace de la chancelière, doit tout à ses succès économiques. Succès intérieur avec le second miracle allemand, fort d’une croissance moyenne de 1 %, d’un appareil de production compétitif dont les exportations atteignent 1 097 milliards d’euros, du retour au plein-emploi (chômage limité à 5,3 % de la population active), d’un excédent budgétaire de 0,6 % du PIB qui a permis de réduire la dette publique de 81 à 78 % du PIB. Succès européen avec la gestion de la crise de l’euro fondée sur le soutien financier des pays menacés de défaut sous la double condition de leur ajustement budgétaire et de réformes pour restaurer leur compétitivité. Avant Angela Merkel, Barack Obama avait également été réélu en 2012 grâce à la reprise de l’économie américaine, portée par la politique monétaire d’assouplissement quantitatif mise en œuvre par Ben Bernanke à la tête de la Fed.
Deux paradigmes de politique économique se partagent ainsi le monde depuis le déclenchement de la grande crise du capitalisme mondialisé.
Le premier, américain, accorde la priorité à la reflation par la monnaie et diffère l’ajustement budgétaire jusqu’au retour au plein-emploi. Il a permis une reprise de l’activité dès l’été 2009 et sa stabilisation autour de 2 % grâce à la flexibilité des prix et des salaires, à l’effort d’investissement et d’innovation, à la restructuration du secteur financier. Cette stratégie est servie par la dévaluation du dollar, qui joue pleinement de son privilège de monnaie de règlement et de réserve internationale.
Les États-Unis ont été suivis par le monde anglo-saxon, puis par le Japon à compter de l’élection de Shinzo Abe à la fin de 2012. Les Abenomics sont fondés sur l’augmentation du déficit public à 11,5 % du PIB, le doublement de la masse monétaire en deux ans, la dévaluation du yen de 25 %. Le Japon est sorti de la déflation mais reste à la merci d’une croissance faible, du recul de l’investissement et de la consommation avec la hausse de la TVA, du creusement du déficit commercial, enfin d’un choc potentiel sur la dette publique qui est en passe d’atteindre 250 % du PIB.
Les grands pays émergents se sont également ralliés à l’assouplissement quantitatif, mais en utilisant le levier du crédit bancaire et de la dette privée, qui représente 190 % du PIB en Chine, 90 % au Brésil, 80 % en Inde. Sur fond de ralentissement de leur croissance, revenue de 6,5 à 4,5 % par an, il en résulte un risque de crise des paiements en cas de déficit courant, d’inflation et d’endettement extérieur. D’où les difficultés actuelles de l’Inde, du Brésil, de la Turquie ou de l’Afrique du Sud.
La stratégie allemande a pour socle la stabilité monétaire, ce qui implique de privilégier les ajustements réels par le rétablissement de l’équilibre budgétaire et par la baisse des coûts de production. Elle a été au cœur de l’Agenda 2010 lancé par Gerhard Schröder en 2002. Elle a guidé la gestion de la crise de l’euro depuis 2009. Angela Merkel a autorisé la Banque centrale européenne (BCE) de Mario Draghi à réassurer les banques puis les États et accepté la création d’un mécanisme de solidarité dans la zone euro. Elle a subordonné ce bouleversement des règles du traité de Maastricht à des plans d’austérité et de réformes des pays aidés (Grèce, Irlande, Portugal) ainsi qu’à un traité budgétaire créant des règles d’or contrôlées par la Commission.
Le choc a été terrible, notamment pour la Grèce, dont le PIB a reculé de 25 % et dont 27 % des actifs sont au chômage. Force est cependant de constater une lente reprise. L’Espagne sort de récession et retrouve une balance courante équilibrée grâce à la progression de plus de 20 % de ses exportations. Le chômage connaît une première diminution. Le pays a regagné son crédit auprès des marchés et se finance à 10 ans à un taux de 4,4 %. L’Irlande renoue également avec la croissance et a réduit son déficit de 30 % du PIB en 2010 à 4,3 % en 2014. Elle a retrouvé l’accès des marchés dans des conditions favorables (3,8 % à 10 ans).
Que penser de ces stratégies ? À court terme, l’avantage en termes de croissance et d’emploi va aux États-Unis ; l’avantage en termes de balance courante et de désendettement public, à l’Allemagne. Dans la zone euro, la rechute dans la récession et l’envolée du chômage ont justifié l’étalement dans le temps du retour à l’équilibre et une insistance accrue sur les réformes. À long terme, tout dépend de l’investissement et de l’innovation. Les États-Unis bénéficient du dynamisme de Corporate America mais sont handicapés par les dysfonctionnements du système politique. L’Allemagne a pour atout son industrie mais pour points faibles sa démographie, les coûts vertigineux de la transition énergétique, l’aversion au risque, un leadership par défaut de l’Europe indissociable de la paralysie de ses institutions.
(Chronique parue dans Le Figaro du 30 septembre 2013)