Le monde n’est plus européen et son centre de gravité s’est déplacé de l’Atlantique vers le Pacifique.
La guerre de 1914-1918 fut la matrice de l’histoire du XXe siècle, qui s’est dénouée en 1989 : la chute du mur de Berlin et l’effondrement du soviétisme marquèrent la victoire par défaut des démocraties sur le totalitarisme et lancèrent l’ultime vague de décolonisation. La Grande Guerre entraîna la disparition de la civilisation de l’Europe libérale. La guerre totale engendra l’État total. Les idéologies de la classe et de la race s’engouffrèrent dans le vaste espace ouvert par les massacres de masse, l’ensauvagement des sociétés, les crises économiques en chaîne qui virent l’inflation puis la déflation ruiner les classes moyennes.
L’année 1914 marque l’apogée de l’Europe, qui rassemblait alors toutes les grandes puissances, contrôlant 70 % des terres émergées et du 1,8 milliard d’hommes que comptait la planète. La paix avait régné pour l’essentiel depuis la fin du cycle guerrier de la Révolution et de l’Empire (1792-1815), seuls des conflits limités dans l’espace et dans le temps s’étant déroulés autour des mouvements pour l’unité nationale ou des conquêtes coloniales. Le capitalisme libéral avait surmonté la grande baisse des prix de la fin du XIXe siècle pour s’engager dans une brillante phase de croissance, portée par les innovations de la seconde révolution industrielle et par l’émergence des pays neufs (Russie et Turquie, Chili et Argentine, Australie et Nouvelle-Zélande).
Contrairement aux prophéties de Lénine, la guerre mondiale ne fut pas le fruit de l’impérialisme économique mais d’une dynamique politique au croisement de quatre phénomènes. L’ascension hyperbolique des moyens de destruction autorisés par la société industrielle, qui furent expérimentés au cours de la guerre de Sécession sans que les stratèges européens prêtent attention à un conflit jugé périphérique. L’exacerbation des sentiments nationalistes. La rivalité croissante pour le leadership entre le Royaume-Uni et l’Allemagne autour du contrôle des mers, entre l’Allemagne et la France autour des colonies, entre l’Autriche et la Russie autour des Balkans. La mécanique diplomatique des alliances. La guerre était parfaitement irrationnelle, en premier lieu pour l’Allemagne, qui était la puissance ascendante. L’attentat de Sarajevo suffit pourtant à précipiter le suicide matériel, financier, humain et moral de l’Europe.
Les 7,2 milliards d’hommes qui cohabitent en 2014 vivent à l’heure de l’histoire universelle. Ils y sont entrés par le capitalisme mondialisé et par les technologies de l’information. Ils continuent pour autant à obéir à des institutions politiques et à des systèmes de valeur très hétérogènes, dans une configuration multipolaire rendue hautement instable par l’absence de puissance dominante. Les guerres, les révolutions et les crises n’ont nullement disparu mais elles mutent. La guerre échappe au monopole des États pour se diversifier dans ses acteurs – avec la privatisation de la violence -, dans ses formes – du terrorisme à la convergence des guerres civiles et internationales -et dans ses dimensions- avec le cyberespace. Les révolutions ne sont plus guidées par les idéologies du XXe siècle mais par le renouveau des nationalismes et des religions. La déflation est de retour avec l’éclatement de l’économie de bulle, indissociable des risques de déstabilisation des classes moyennes au sein des pays développés ainsi que de guerre commerciale et monétaire au plan international.
Les hommes du XXIe siècle partagent la même histoire et la même planète tout en appartenant à des mondes très différents. Les États-Unis et la Chine rivalisent pour le leadership autour du Pacifique. L’Asie prend des airs d’Europe du XIXe siècle, écartelée entre l’intensification des échanges et la radicalisation des nationalismes et des différends territoriaux. L’Afrique décolle et voit, à l’instar du XVIIIe siècle, la croissance économique dépasser celle de la démographie et l’État de droit se construire. Le monde arabo-musulman est enfermé dans la guerre de religion entre sunnites et chiites. L’Europe rêve d’avoir dépassé l’Histoire, en cultivant les utopies de la paix perpétuelle par le désarmement, de la fin de la production et du travail par la redistribution des États-providence, de la fin du progrès par l’avènement du principe de précaution.
Cinq différences majeures séparent 1914 et 2014. La population mondiale a quadruplé en dépit des grandes guerres, des crises et des famines du XXe siècle. La planète est désormais finie dans son horizon – seuls restant largement inconnus les grands fonds marins et l’espace – comme dans ses ressources. Le capitalisme est universel et les nouvelles frontières du développement sont l’est et le Sud. Le monde n’est plus européen – seule l’Allemagne pouvant prétendre figurer dans les dix premières puissances économiques à l’horizon de 2050 – et son centre de gravité bascule de l’Atlantique vers le Pacifique. L’Occident a fait triompher ses technologies et son organisation économique en même temps qu’il perdait le contrôle de l’Histoire mondiale acquis à la fin du XVIe siècle.
La stabilisation du système multipolaire du XXIe siècle est indissociable du destin de la mondialisation. Elle dépend de plusieurs facteurs : la vitesse de la transition démographique et le vieillissement de la population mondiale ; le traitement des séquelles de l’économie de bulles, notamment le chômage de masse, le surendettement public et privé, la surexposition des banques centrales ; la capacité des blocs monétaires et commerciaux qui se constituent à nouer des compromis, à l’instar de l’accord de Bali, conclu au sein de l’OMC, pour éviter le protectionnisme et créer un réseau d’institutions et de règles aptes à réguler les déséquilibres – institutions et règles qui ne peuvent plus être fixées par le seul Occident ; le défi d’une croissance durable répondant à la demande de la nouvelle classe moyenne, poursuivant la réduction de la pauvreté et des inégalités tout en respectant l’environnement.
Mais, comme en 1914, les premiers risques sont géopolitiques, liés à la compétition pour le leadership entre la Chine et les États-Unis ainsi qu’aux ambitions de puissance en Asie. Ultimement, beaucoup dépendra de la Chine, qui, comme l’Allemagne au début du XXe siècle, est la puissance montante qui n’a pas intérêt à la confrontation armée mais qui peut céder à la tentation de la déclencher par orgueil national et volonté de revanche sur l’Occident. La situation est d’autant plus instable que l’Asie ne dispose pas des instruments de gestion de crise qui furent mis en place entre l’Ouest et l’Est du temps de la guerre froide. L’Europe se trouve dans une situation paradoxale. L’histoire universelle est le fruit lointain des principes qu’elle a dégagés au temps des Lumières. Depuis les années 50, elle a joué un rôle pionnier dans l’intégration commerciale et monétaire des continents. Depuis la chute du mur de Berlin, elle a recouvré sa souveraineté, son unité et sa liberté. Pour autant, l’Europe aborde le XXIe siècle en situation d’extrême faiblesse, confrontée à un vieillissement accéléré, à la déflation et au chômage de masse, à la déstabilisation des dettes publiques et du système bancaire, à un vide béant en matière de sécurité, à la poussée des extrémistes qui entendent renverser son intégration. Elle représente 7 % de la population mondiale, 20 % de la production et 50 % des transferts sociaux. Elle doit se réinventer en renouant avec la production, l’innovation et l’intégration, alors que les marchés financiers et les opinions publiques s’y opposent. Elle n’est plus menacée par des volontés hégémoniques mais par la double tentation du renoncement ou des passions irrationnelles. D’où la nécessité d’un nouveau projet politique européen, qui reste introuvable par défaut de leadership et repli des nations sur elles-mêmes.
La France est l’homme malade de cette Europe plongée dans le doute. En 1914, elle était une grande puissance. En 2014, elle utilise les mots de la puissance sans plus disposer de ses moyens : elle prend des risques stratégiques de plus en plus démesurés compte tenu de ses capacités économiques et financières. Elle bascule irrésistiblement du déclin relatif au déclin absolu avec l’enfermement dans la croissance zéro qui contraste avec le dynamisme de sa démographie, le rétrécissement de l’appareil productif, la chute de sa compétitivité prise sous le feu croisé de l’excellence qualitative de l’Europe du Nord et de l’ajustement des prix de l’Europe du Sud, la baisse du nombre d’emplois (25 millions de postes de travail contre 42 en Allemagne). Le populisme gagne avec le sentiment de déclassement des individus et de la nation. Pour ces raisons, la France représente aujourd’hui le risque systémique le plus grave pour la survie de l’euro, un choc financier étant inévitable sur une dette publique sortie de tout contrôle (95 % du PIB à fin 2014) compte tenu du niveau des prélèvements et des dépenses (53 et 57 % du PIB).
Au siècle de l’histoire universelle, c’est la capacité des nations et des continents à s’adapter et à se réformer qui déterminera leur niveau de richesse et leur rapport de puissance. Le déclin de l’Occident n’est pas plus fatal que l’avènement de l’Asie. Ce sont la volonté, le courage et l’imagination qui feront la décision et permettront ou non aux démocraties de sauvegarder la liberté en décidant de leur destin ou en laissant les événements choisir pour elles. Il n’en ira pas autrement pour la paix, ainsi que l’avait annoncé Raymond Aron dans la conférence qu’il consacra à Londres, en 1960, à « L’aube de l’histoire universelle » : « Jamais les hommes n’ont eu autant de motifs de ne plus s’entretuer. Jamais ils n’ont eu autant de motifs de se sentir associés dans une seule et même entreprise. Je n’en conclus pas que l’âge de l’histoire universelle sera pacifique. Nous le savons, l’homme est un être raisonnable, mais les hommes le sont-ils ? »
(Chronique parue dans Le Point du 19 décembre 2013)