Les enjeux politiques et économiques sont colossaux. L’UE doit avoir une vraie stratégie.
Dix ans après la révolution orange, l’insurrection victorieuse de l’Ukraine contre le régime de Viktor Ianoukovitch puis le déploiement de l’armée russe en Crimée constituent la crise politique et internationale la plus déterminante pour l’Europe depuis la chute du mur de Berlin, en 1989. Les raisons du soulèvement sont connues : la stagnation économique ; l’autocratie du régime, adossé à une répression féroce ; la corruption, symbolisée par Alexandre Ianoukovitch, fils aîné de l’autocrate déchu, qui a accumulé une fortune estimée à 550 millions de dollars à partir de détournements du clan au pouvoir de l’ordre de 8 à 10 milliards par an ; la souveraineté limitée par l’ingérence incessante de la Russie.
Contrairement à 2004, le renversement du despote par les manifestants de Maïdan ne s’accompagne d’aucune euphorie. D’abord parce que le souvenir reste vif de l’échec de la révolution orange, dont les espoirs ont été dissous par l’affrontement entre Viktor Iouchtchenko et Ioulia Timochenko et par une corruption endémique, ce qui explique la méfiance envers le gouvernement de transition. Ensuite parce que la répression laisse de lourdes séquelles, à commencer par les 77 victimes. Enfin parce que l’Ukraine est sous la pression de la Russie, qui multiplie les menaces : suspension de l’aide financière et de l’approvisionnement gazier ; restriction aux exportations ; organisation de manœuvres militaires mobilisant 150 000 soldats aux frontières ; prise de contrôle de la Crimée par l’armée russe.
Les défis que doit relever l’Ukraine sont immenses, ainsi que l’a reconnu le Premier ministre chargé de la transition, Arseni Iatseniouk. Défi intérieur, avec le démantèlement des institutions et des mœurs héritées du soviétisme et le renouvellement de la classe dirigeante. Défi économique, avec une situation de banqueroute qui cumule récession (- 0,2 % en 2012 et – 0,4 % en 2013), paupérisation de la population, dont la richesse est réduite à 3 000 euros par habitant, inflation de 10 %, déficit public de 7 % du PIB et déficit courant de 9 % du PIB, dette de 73 milliards de dollars et surévaluation de la hrivna. Défi financier, avec des besoins de financement de 35 milliards de dollars dans les deux ans. Défi national, avec le risque de sécession de l’Est et du Sud, russophones. Défi géopolitique, avec la crise ouverte par la Russie qui s’inscrit dans une escalade inspirée de la guerre froide en ciblant la Crimée, rattachée à l’Ukraine en 1954 par Khrouchtchev mais peuplée de Russes à 59 %, port d’attache de la flotte de la mer Noire depuis 1783 et jusqu’en 2042 au terme du contrat de location de la base de Sébastopol, où sont déployés plus de 14 000 hommes.
Pour Vladimir Poutine, la crise ukrainienne, venant après le succès des Jeux olympiques de Sotchi, représente une occasion idéale pour affirmer la fierté retrouvée de la Russie et confirmer son retour en force sur la scène mondiale. Kiev est en effet la clé de son projet d’Eurasie qui entend fédérer à l’horizon 2015 les régimes autoritaires issus de l’Union soviétique (Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan). Au plan opérationnel, la stratégie russe s’inspire de la crise géorgienne de 2008, fondée sur la mobilisation des russophones, la prise de gage territorial puis la reprise de contrôle du pays par des forces politiques favorables à Moscou. Au plan intérieur, Vladimir Poutine peut rompre son isolement et s’appuyer sur un fort consensus tant l’Ukraine est au coeur du sentiment national russe et de la religion orthodoxe. Au plan international, il table sur la réserve des États-Unis de Barack Obama, opposés à toute intervention extérieure à la suite des désastres d’Irak et d’Afghanistan, et sur l’impuissance de l’Union européenne.
Pour autant, l’escalade militaire en Ukraine ne sert pas les intérêts de long terme de la Russie. Elle la mettrait au ban de la communauté internationale et l’exclurait du G8. Elle encouragerait le séparatisme, avec un inévitable choc en retour sur les minorités au sein de l’empire intérieur. Elle entraînerait des sanctions économiques qui interdiraient les transferts de technologie indispensables au redéveloppement de l’économie russe. Enfin, Moscou serait la première victime de l’implosion et de la ruine de l’Ukraine, qui constitue un important débiteur et un marché décisif pour ses exportations comme pour ses banques, exposées à hauteur de près de 50 milliards de dollars.
Face à la crise ukrainienne, l’Europe doit prendre acte de ce qu’elle se trouve en première ligne, tant du fait du défi lancé par Moscou que de la réserve de Washington, cohérente avec le basculement de la posture stratégique américaine de l’Atlantique vers le Pacifique. L’Europe doit dès lors poursuivre trois objectifs : le soutien aux nouvelles autorités de Kiev pour défendre l’unité et de la souveraineté de l’Ukraine ; l’engagement d’une médiation pour favoriser la désescalade militaire ; enfin, la mise en place d’un plan d’aide d’urgence et de réformes économiques.
La première priorité va à l’arrêt de la course à la guerre civile et extérieure. L’Otan doit se montrer intransigeante sur l’application du mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994, qui protège la sécurité et l’intégrité de l’Ukraine. Vladimir Poutine doit être informé du prix élevé qu’aurait à payer la Russie si elle poursuivait son intervention. Il ne peut être question d’une riposte militaire. En revanche, la Russie, dont l’économie et la monnaie se trouvent déstabilisées, est très vulnérable à des sanctions visant ses échanges, ses banques, ses finances et sa monnaie, ses besoins technologiques, sa participation à des instances telles que le G8 ou l’OMC.
En deuxième lieu, l’Europe, conduite par Angela Merkel, dont l’autorité est reconnue par Vladimir Poutine, doit pousser à une médiation placée sous l’égide de l’OSCE. La négociation se fixerait pour objectif de mettre fin à l’escalade de la violence tout en élaborant un partenariat de l’Ukraine et avec l’Europe et avec la Russie, qui constitue la seule réponse au risque de guerre civile et de partition. Dès lors que la souveraineté et l’unité de l’Ukraine seraient garanties, il est légitime de tenir compte des intérêts et des craintes russes concernant l’adhésion de Kiev à l’Otan ou à l’Union européenne. Par ailleurs, l’organisation rapide d’élections libres en Ukraine et la rédaction d’une nouvelle Constitution sont conciliables avec la reconnaissance de la diversité de la population, notamment la protection des droits des russophones.
Le troisième volet est économique. Une aide d’urgence doit être mise en place sous l’autorité du FMI. Les actifs du clan Ianoukovitch ont vocation à être gelés et mis à la disposition des autorités de Kiev. Parallèlement, la mise au point d’un plan de développement à moyen terme de l’Ukraine est indispensable, que lie aide internationale et réformes. L’Ukraine dispose d’atouts majeurs avec la puissance de son agriculture, sa richesse en matières premières, sa tradition industrielle et sa main-d’œuvre qualifiée. Mais son modèle doit être profondément modernisé : libéralisation des institutions et indépendance de la justice ; pluralisme et liberté des médias ; extension du marché et de la concurrence ; coupes dans les subventions à la consommation d’énergie et les dépenses publiques ; dévaluation de la hrivna. Le caractère stratégique et le potentiel de croissance de l’Ukraine justifient une aide internationale dont l’ampleur est au reste de dix à douze fois inférieure à la restructuration financière de la Grèce, dont le coût s’est élevé à 340 milliards d’euros.
Cent ans après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’Ukraine vient rappeler opportunément aux démocraties de l’Union et à leurs citoyens que la liberté et la sécurité du continent restent un combat. La violence, les révolutions et les guerres n’ont pas déserté l’histoire universelle. Les révoltés de la place Maïdan qui ont porté haut les valeurs de l’Europe apportent la meilleure des réponses aux populistes qui cultivent la haine de l’Union. La crise ukrainienne souligne l’urgence d’une Europe de la défense pour combler le vide de sécurité sur le continent et accompagner le retrait des États-Unis. Elle peut aussi devenir le laboratoire d’une grande Europe qui ouvrirait une nouvelle ère dans la relation entre l’Union et la Russie en soldant définitivement l’héritage de la guerre froide.
(Chronique parue dans Le Point du 06 mars 2014)