Pour décoller face à des pays comme la Chine ou la Corée, l’Inde requiert des réformes radicales.
Jusqu’au 12 mai, l’Inde est le théâtre d’élections législatives hors norme. D’abord par leur ampleur, puisque 815 millions d’électeurs sont convoqués dans trente-cinq États et territoires pour désigner les dirigeants de la plus grande démocratie du monde. Ensuite, par la chronique d’une alternance annoncée : au terme d’une décennie d’inaction du Premier ministre sortant, Manmohan Singh, et alors que 80 % des Indiens expriment une profonde inquiétude sur la situation économique et le gouvernement du pays, le Parti du Congrès de Rahul Gandhi, qui a exercé le pouvoir durant cinquante-quatre ans depuis l’indépendance, est donné perdant face au BJP de Narendra Modi. Enfin, l’Inde affronte des bouleversements et des défis sans précédent depuis les réformes économiques lancées en 1991, lorsque le pays fut sur le point de basculer sous la tutelle du FMI.
La première révolution concerne la société indienne. Sur 1,25 milliard d’Indiens, la moitié est âgée de moins de 26 ans et 125 millions d’électeurs voteront pour la première fois. Une classe moyenne de 300 millions de personnes a émergé, concentrée dans les villes, qui rassemblent 30 % de la population. L’analphabétisme est en recul (26 %), tandis que l’usage des nouvelles technologies explose (Facebook compte 93 millions d’abonnés). Une société civile moderne et ouverte sur le monde surgit, en rupture avec les structures traditionnelles et les castes, et se mobilise contre la corruption, l’insuffisance des transports et les coupures d’électricité, la pollution, les violences envers les femmes ou le racisme.
Le deuxième changement résulte du coup d’arrêt au miracle économique. La croissance est tombée de 9,3 % en 2011 à 4,8 % en 2013. L’inflation dépasse 10 %. Le marché du travail se révèle incapable d’absorber les 12 millions d’actifs supplémentaires qui se présentent chaque année. Les déficits jumeaux s’installent : déficit budgétaire de 7 % du PIB, qui alimente une dette de 66 % du PIB ; déficit courant de 3 % du PIB. D’où une fuite massive des capitaux qui a entraîné la chute de plus de 20 % de la roupie.
Le freinage brutal de la croissance souligne les limites du développement indien. En premier lieu, l’immensité des inégalités entre une classe moyenne de 300 millions de personnes – dont 70 millions bénéficient d’un niveau de vie occidental -, 300 millions de très pauvres disposant de moins de 1 dollar par jour, 625 millions d’individus vulnérables. Ensuite, le retard des infrastructures : la production d’électricité est inférieure à celle de la France, bloquant le développement de l’industrie ; seul le secteur des services informatiques répond aux standards internationaux. Enfin, la production et l’investissement manufacturiers stagnent, représentant 22 % du PIB, contre 50 % en Chine.
L’ultime évolution singulière provient du blocage de la décision publique, qui interdit les réformes et distingue l’Inde des pays asiatiques les plus performants : Chine, Corée ou Singapour. L’Inde est paralysée par la bureaucratie et rongée par une corruption endémique, dont le coût annuel est évalué entre 4 et 12 milliards de dollars. Cela contribue à expliquer les limites de son décollage, notamment face à la Chine. Les deux géants représentaient 3 % du PIB mondial dans les années 70. Depuis, la Chine est devenue la deuxième puissance économique du monde, avec un PIB par habitant de 6 500 dollars, tandis qu’il reste inférieur à 1 500 dollars par tête en Inde. Ce qui constitue aussi un facteur de vulnérabilité géopolitique face aux ambitions chinoises, à la rivalité avec le Pakistan ou aux menaces terroristes qui se sont tragiquement matérialisées en 2008 lors des attentats de Bombay.
L’Inde requiert des réformes radicales. Les Indiens en ont conscience, qui aspirent à un renouveau économique et entendent rompre avec l’impuissance et la prévarication du Parti du Congrès. Pour autant, l’alternative offerte par Narendra Modi est plus qu’ambiguë. Le leader du BJP incarne un leadership fort et un renouvellement de la classe politique, tant l’ancien vendeur de thé se situe aux antipodes de l’héritier de la dynastie Gandhi. Mais, sous une campagne qui le présente comme un PDG au service du développement et de la lutte contre la corruption, pointe un nationalisme hindou intransigeant. Narendra Modi se prévaut de son bilan économique à la tête de l’État du Gujarat, qui, avec 5 % de la population, génère 16 % de la production industrielle et 22 % des exportations indiennes. Mais il ne peut, dans une nation qui compte 140 millions de musulmans, faire oublier son implication dans les violences qui ont présidé à la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992 et, surtout, dans les pogroms de 2002, qui firent plus de 1 000 morts.
L’Inde se trouve à un point critique de son histoire. Elle peut voir avorter son décollage et se trouver décrochée du développement de l’Asie en dépit de ses immenses atouts, de ses institutions démocratiques, de la qualité de ses élites, du dynamisme de ses entrepreneurs. Les conséquences seraient dramatiques pour le pays qui sera le plus peuplé de la planète en 2030. Comme au début des années 90, l’Inde se trouve donc dos au mur et doit engager une thérapie de choc pour renforcer l’État de droit et lutter contre la corruption, unifier son marché intérieur et sa fiscalité, s’ouvrir aux investissements étrangers, réduire drastiquement les subventions aux carburants ou à l’alimentation, qui sont détournées à hauteur de 60 % de leur montant.
Il est souhaitable que la probable victoire de Narendra Modi soit suffisamment nette pour assurer une majorité stable au prochain gouvernement. Mais il est encore plus important qu’elle soit mise au service des réformes économiques favorables à l’ouverture et au marché, et non d’un nationalisme hindou débridé. Celui-ci ne manquerait pas de relancer les violences entre communautés religieuses mais aussi les tensions avec la Chine et le Pakistan et la méfiance de l’Occident, notamment en cas de remise en question de la posture stratégique de refus d’emploi en premier de l’arme nucléaire adoptée en 1999. Or, la Turquie de Recep Erdogan est là pour démontrer que les passions nationales et religieuses sont les meilleurs alliés des leaders populistes et que, face à leur puissance écrasante, le libéralisme économique et les institutions de l’État de droit ne pèsent pas lourd.
(Chronique parue dans Le Point du 24 avril 2014)