Le renouveau du nationalisme touche tous les continents. Cette passion fait courir des risques à nos démocraties.
La Grande Guerre, qui marqua le suicide de l’Europe, discrédita le nationalisme tout en ouvrant la voie aux idéologies de la classe et de la race. Le XXe siècle fut ainsi dominé par trois conflits mondiaux, opposant les nations aux empires et les démocraties aux totalitarismes. Loin de déboucher sur le triomphe de la démocratie de marché annoncé par Francis Fukuyama, la chute du soviétisme a réhabilité les deux passions politiques les plus puissantes que d’aucuns – notamment au sein des démocraties occidentales – prétendaient mortes depuis le XIXe siècle : le nationalisme et la religion.
Le retour en force du nationalisme s’observe sur tous les continents. L’Asie est devenue le cœur du capitalisme universel mais aussi des tensions géopolitiques. Affrontements entre la Chine et le Japon autour des îles Senkaku avec l’établissement par Pékin d’une zone d’exclusion aérienne, entre la Chine et le Vietnam avec des combats maritimes autour de l’installation d’une plate-forme pétrolière dans la zone économique revendiquée par Hanoï suivis de pogroms antichinois, entre la Chine et les Philippines autour des hauts-fonds de Scarborough. Réaffirmation du nationalisme japonais par Shinzo Abe, qui entend réviser la Constitution pour abolir la renonciation à la guerre instituée par l’article 9 sur fond d’ascension des différends territoriaux et des polémiques sur l’histoire avec la Chine et la Corée.
En Inde, la plus grande des démocraties vient de porter à sa tête Narendra Modi, qui mêle réformisme économique et nationalisme virulent. Recep Erdogan entend accéder à la présidence de la Turquie sous le double signe de l’ultranationalisme et de l’islam. Les révolutions du monde arabo-musulman ne trouvent d’issue que dans la reprise en main du pouvoir par les militaires, à l’image de l’Égypte du maréchal al-Sissi. La Russie communie dans le projet impérial de Vladimir Poutine visant à placer sous l’autorité de Moscou les territoires et les peuples russophones, avec pour première étape l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’Ukraine. Dans le monde occidental, le repli stratégique américain va de pair avec la radicalisation de la vie politique sous l’influence du Tea Party, tandis que l’Europe, soixante ans après le lancement de son mouvement d’intégration, se trouve menacée d’implosion sous la pression des partis nationalistes et xénophobes qui dirigent des pays comme la Hongrie et comptent désormais 143 députés sur 751 sièges au Parlement européen.
Le renouveau du nationalisme s’enracine dans des causes très diverses. La mondialisation et les technologies déstabilisent les États, les sociétés et les individus, alimentant la dynamique de la peur et de la haine, suscitant l’exaspération des citoyens devant l’impuissance des institutions et l’affaiblissement du leadership politique. Le monde multipolaire multiplie les risques et les incertitudes qui ne sont plus régulés par les États-Unis, dont la priorité va à leur reconstruction économique et à leur désengagement des guerres indissociable d’une aversion systématique envers le recours à la force.
Dans le même temps, le choc déflationniste de 2008 a provoqué une chute de la croissance et une explosion du chômage et de la misère, laminant les classes moyennes du monde développé, ouvrant un vaste espace aux extrémistes. Le soutien de l’activité et le sauvetage des banques ont pour contrepartie une hausse de plus de 30 % du PIB des dettes publiques, justifiant la renationalisation des politiques économiques et exacerbant les tentations protectionnistes. Enfin, le coût des réformes structurelles pour les citoyens des démocraties suppose une réassurance politique que le nationalisme fournit à bon compte.
La floraison du nationalisme est grosse de risques majeurs : déstabilisation des démocraties par les passions collectives ; violences xénophobes avec leur cycle de représailles ; protectionnisme ; course aux armements ; exacerbation des conflits territoriaux et des menaces de conflits armés.
Les démocraties doivent mesurer que le nationalisme n’est pas une relique d’un passé disparu et une séquelle aberrante du XIXe siècle mais une des forces qui structurent le XXIe siècle. La divinisation perverse de la nation, qui va de pair avec la revendication violente de sa suprématie, ne doit pas être confondue avec le patriotisme, qui reste le cœur légitime des sentiments d’appartenance politique. Le nationalisme ne doit pas être combattu par la négation de la nation qui l’exacerbe mais par la revitalisation de la citoyenneté, par la réforme des démocraties et leur réengagement dans leur défense, par la construction de systèmes de sécurité régionaux, enfin par la pleine reconnaissance de l’émergence des pays du Sud, notamment au sein des institutions internationales.
(Chronique parue dans Le Figaro du 02 juin 2014)