La France peut-elle prétendre jouer un rôle sur la scène géopolitique alors que le budget de la Défense est sacrifié ?
Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, la France, à l’instar de la plupart des démocraties, a cultivé l’illusion de la fin de la guerre et des rivalités de puissance pour tirer le bénéfice des pseudo-dividendes de la paix. Pendant la guerre froide, elle s’était taillé, à l’ombre des superpuissances, une situation unique entre l’Est et l’Ouest grâce à la dissuasion nucléaire et à son rôle de gendarme de l’Afrique. Les années 90 révélèrent les lacunes de ses forces conventionnelles lors de la guerre du Golfe puis des conflits de l’ex-Yougoslavie, ce qui n’empêcha pas une participation active aux opérations de maintien de la paix au Proche-Orient, en Afrique et dans les Balkans. La situation actuelle est sans précédent depuis la fin des conflits de la décolonisation, qui voit les forces françaises conduire des opérations de guerre sur des théâtres très divers et risqués. Au contingent résiduel de 300 hommes en Afghanistan et aux 600 hommes déployés au Sud-Liban s’ajoutent quatre engagements majeurs. Au Sahel, où la France se trouve en première ligne avec l’opération Barkhane, qui mobilise 3 000 hommes, 3 Rafale, 3 Mirage et 4 drones, auxquels s’ajoutent d’importants moyens de renseignement répartis de la Côte d’Ivoire au Tchad, mais aussi au Nigeria pour lutter contre Boko Haram et son projet de constitution d’un califat islamique en Afrique de l’Ouest. En Centrafrique, où 2 200 hommes tentent vainement d’endiguer l’effondrement de l’Etat et la dynamique de la guerre ethnique et religieuse. Au Proche-Orient, où les 650 hommes et les 6 Rafale de la base d’Abou Dhabi participent aux frappes aériennes contre EI en Irak et désormais en Syrie. Aux frontières orientales de l’Europe, où ont été envoyés 4 Rafale à la suite de l’annexion de la Crimée et de la partition de l’Ukraine par la Russie, où se multiplient les exercices en Pologne, en Roumanie et dans les pays Baltes pour contrer l’impérialisme de la nouvelle Russie, où la France et l’Allemagne pourraient prendre en charge la surveillance de l’accord de cessez-le-feu de Minsk. Trois constats s’imposent. 1.
La France est en guerre et se trouve impliquée dans des combats de haute intensité, notamment à la frontière orientale de l’Europe ou face à EI, qui dispose d’armements lourds et sophistiqués. 2. Nos forces sont confrontées à une très vaste palette de conflits et de menaces : lutte contre le terrorisme du Nigeria à la Syrie et l’Irak en passant par le Sahel ; guerre civile et relèvement d’un Etat effondré en Centrafrique ; renouveau impérial et politique de puissance de la Russie, qui remet en question le système de sécurité de l’Europe de l’après-guerre froide en multipliant les incidents en Ukraine, mais aussi en Transnistrie et dans les pays Baltes ; brutale remontée des menaces sur la population et le territoire français alors que les forces de sécurité intérieure sont désorganisées et démobilisées. 3. Tous ces engagements s’inscrivent dans une durée longue et n’offrent pas pour l’heure d’issue politique ou de perspectives proches de paix. La multiplication des opérations de guerre soulève de nombreuses questions. La première, fondamentale, touche à leur légitimité. S’il ne fait guère de doute que les intérêts vitaux de la France sont directement menacés par le terrorisme et le renouveau impérial de la Russie, l’intervention en Centrafrique est plus contestable, car elle confond l’humanitaire et le militaire. La deuxième touche aux contradictions stratégiques et diplomatiques de ces interventions. Elles sont particulièrement aiguës au Proche-Orient. EI ne peut être éradiqué sans troupes au sol ni destruction de son sanctuaire syrien, à la grande satisfaction du régime de Bachar el-Assad. Par ailleurs, les scénarios de sortie politique sont introuvables, alors même que leur absence a produit le chaos qui règne en Irak, en Afghanistan et en Libye. La troisième interrogation porte sur la capacité de la France à soutenir durablement ses engagements. Sur le plan miliaire, 10 000 hommes sont déployés si l’on intègre le départ prochain du « Charles-de-Gaulle », ce qui suppose la rotation de 40 000 hommes par an (l’armée de terre ne compte plus que 80 000 hommes), ainsi que 16 avions sur 45 aptes au combat de haute intensité.
Sur le plan industriel, le siphonnage des crédits d’équipement pour financer les opérations se traduit par le blocage de l’investissement et l’arrêt des bureaux d’études, même si la filière affiche de remarquables résultats à l’exportation (prises de commande en 2013 de 6,87 milliards d’euros, en hausse de 43 %). Le quatrième problème, vers lequel tout converge, est financier. Napoléon rappelait qu’ « il faut trois choses pour faire la guerre : de l’argent, de l’argent et de l’argent ». François Hollande prétend innover en faisant la guerre sans argent, ce qui reste le meilleur moyen de la perdre. Le coût des opérations extérieures atteindra 1,3 milliard d’euros à la fin de 2014, alors que seuls 450 millions d’euros ont été provisionnés. L’engagement de maintenir les dépenses à 31,4 milliards d’euros en 2015 suppose de réaliser 2 milliards de recettes exceptionnelles par des cessions d’actifs dès lors que la vente des fréquences hertziennes ne pourra être réalisée dans les temps. Le report atteindra 3,4 milliards d’euros à la fin 2014 et le trou se creuse en l’absence d’exportation du Rafale, ce qui gèle le renouvellement des équipements et l’innovation (cyberespace, drones, technologies hypersoniques…).
Enfin, l’inéluctable annulation de la vente des Mistral à la Russie implique le versement de 1,2 milliard d’euros d’indemnités. Sous les déclarations de François Hollande garantissant le budget de la Défense, la trajectoire financière réelle, sur fond de croissance bloquée, conduit l’effort de défense vers 1,3 % du PIB en 2020 – soit la situation de l’Allemagne. Ce niveau est incompatible avec les engagements pris dans le cadre de l’Otan d’un investissement de 1,9 % du PIB et débouche sur un déclassement stratégique et militaire irréversible de notre pays. Voilà pourquoi, en matière de défense également, s’impose une clarification qui mette fin aux tergiversations et aux revirements permanents.
Il est bien vrai que la situation géopolitique n’a jamais été aussi tendue depuis la fin des années 70. Il est légitime que la France, qui est le seul pays européen avec le Royaume-Uni à disposer des capacités et de l’expertise pour participer à des combats de haute intensité ou pour encadrer une opération complexe, s’engage pour contrer le renouveau des menaces extérieures qui pèsent sur le continent européen. Mais il faut remplir des conditions qui ne sont pas réunies à ce jour. Se doter d’une doctrine pour encadrer les interventions extérieures. Hiérarchiser les menaces et prévenir les effets de contagion et d’accélération entre les crises. Retrouver une crédibilité diplomatique en reconstruisant nos moyens de puissance, notamment dans le domaine économique et financier. Recoupler le militaire et le politique pour bâtir les conditions de la paix en même temps que l’on fait la guerre.
Réassurer nos forces armées en garantissant leur financement alors qu’elles assument leur part du redressement en supprimant 7 500 postes par an. Cela suppose a minima la prise en charge des 850 millions d’euros de surcoût des opérations extérieures par le budget général en 2014 et l’affectation de 2 milliards de cession d’actifs pour 2015 afin de financer les 31,4 milliards prévus par la loi de programmation. En matière de défense, le grand écart entre les mots et les choses est encore moins admissible que dans le domaine économique. Il prépare les désastres militaires et fonde la chute des nations. François Hollande a reçu de son prédécesseur un outil militaire performant, même s’il possédait des lacunes dans les domaines du transport et du ravitaillement aériens, des hélicoptères, des drones ou de la cyberdéfense. Il ne peut appeler à l’unité nationale en laissant à son successeur une autonomie de décision compromise, une dissuasion obsolète, des armées épuisées et paupérisées, une industrie sans avenir car coupée de l’innovation. François Hollande doit cesser de répéter que le budget de la Défense est sanctuarisé car plus personne ne le croit ; il doit le faire au lieu de continuer à prélever et reporter les dépenses militaires afin de préserver les effectifs pléthoriques et l’improductivité chronique de la fonction publique civile ainsi que la dérive des dépenses sociales. Ce n’est qu’à ce prix qu’il rétablira sa crédibilité comme chef des armées et sa légitimité comme chef de l’État.
(Chronique parue dans Le Point du 02 octobre 2014)