La tragédie Ebola met en lumière l’indispensable investissement dans l’éducation et dans la santé.
À l’aube de ses Trente Glorieuses, l’Afrique se trouve confrontée à deux crises. La première, stratégique, est liée à la brutale poussée de la menace terroriste qui se déploie du Sénégal à la Somalie, avec pour vecteurs Boko Haram – qui prétend édifier un califat islamique en Afrique de l’Ouest -, Aqmi – qui étend ses ramifications dans tout le Sahel -, les milices libyennes et les groupes rescapés des GIA algériens ralliés à l’EI, et enfin les shebabs somaliens. La seconde, sanitaire, résulte de l’épidémie du virus Ebola. Il n’en faut pas plus pour que resurgisse le spectre d’une malédiction qui condamnerait l’Afrique à la violence et au chaos, au mal-développement et à la misère.
Au 10 octobre, selon l’OMS, l’épidémie a frappé 8 399 personnes, dont 4 033 sont mortes. Le bilan réel des victimes est certainement très supérieur, car de nombreux malades ne sont pas déclarés, tant pour éviter la stigmatisation qu’en raison de l’absence de traitement. En janvier 2015, le nombre de cas devrait s’élever à 1,4 million dans les trois pays les plus touchés : le Liberia, la Sierra Leone et la Guinée. Loin d’être sous contrôle, l’épidémie continue à se propager du fait de l’intensité des échanges et de la mobilité croissante des personnes et des biens, avec des risques de contagion élevés en Europe du fait de l’étroitesse de ses relations avec l’Afrique.
Les origines de l’épidémie du virus Ebola, venant après celles du sida, du SRAS ou de la grippe H1N1, sont connues. La transmission à l’homme de maladies infectieuses apparues chez les espèces animales est favorisée par la grande pauvreté. L’épidémie accélère avec la propagation du virus dans les zones urbaines. Elle échappe à tout contrôle dans les environnements qui conjuguent le manque d’infrastructures sanitaires, un faible niveau d’éducation, l’omniprésence de la corruption, la fragilité des États – cas du Liberia et de la Sierra Leone, qui émergent tout juste de terribles guerres civiles. Enfin, la mobilisation de la communauté internationale est déterminante : or, force est de constater qu’elle a été beaucoup plus molle et lente face au virus Ebola que face au SRAS ou au virus H1N1.Le bilan humain s’annonce effroyable pour les trois pays les plus touchés, qui comptent parmi les plus pauvres et les plus fragiles de la planète. Ils ne disposent ni des capacités de gestion de crise, ni des moyens financiers, ni des compétences qui permettraient de généraliser les indispensables mesures d’information, de prévention, de diagnostic précoce et d’isolement.
Au-delà du drame humain, les conséquences économiques s’annoncent lourdes. L’Afrique de l’Ouest, grâce à la sortie des guerres civiles et à l’émergence du Nigeria, s’affirme comme le pôle le plus dynamique du continent africain (7,5 %), qui connaît la croissance la plus élevée de la planète (5,5 % en 2015). Alors que l’activité devait progresser de 7,7 % au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée, le PIB diminuera en 2014 respectivement de 3,4 %, de 3,3 % et de 2,1 %. Le coût budgétaire de l’épidémie, du fait de la hausse des dépenses et de la chute des recettes, est estimé à 5 % du PIB pour le Liberia et à 2 % du PIB pour la Sierra Leone et la Guinée. L’impact sectoriel de la crise est déjà perceptible dans les mines, le transport aérien ou le tourisme. Enfin, l’image du continent se trouve une nouvelle fois sinistrée, avec le risque d’un coup de frein brutal des investissements directs étrangers, qui ont atteint 50 milliards de dollars l’an dernier.
Cependant, ce choc sanitaire ne semble pas devoir remettre en cause le décollage de l’Afrique. D’abord, le Nigeria, du fait de ses 160 millions d’habitants et de sa position de première économie du continent – avec un PIB de 510 milliards de dollars, contre 354 milliards pour l’Afrique du Sud -, jouera un rôle décisif dans l’évolution de l’épidémie. Pour l’heure, il a réussi à l’endiguer grâce à la mise en place d’un centre de gestion de crise, à la mobilisation des personnels soignants et à l’information de la population, le pays disposant d’un système de santé et d’un niveau d’éducation très supérieurs à ceux du Liberia et de la Sierra Leone. Ensuite, la zone de propagation du virus reste circonscrite, ce qui limite son coût à 32 milliards de dollars, soit 0,5 % du PIB. Le continent continue à afficher des performances très solides : croissance de 5,3 % en 2014 contre 3,3 % dans le monde, inflation réduite à 6,7 %, déficit et dette publics limités à 3,9 % et 20 % du PIB. Enfin, le développement de l’Afrique montre une remarquable résilience face aux chocs financiers (crises du capitalisme mondialisé, puis des dettes souveraines), sanitaires (paludisme et sida) et stratégiques (plus de vingt conflits majeurs depuis 2000). L’explication réside dans un mode de croissance original, qui se déploie par le bas, de manière décentralisée, tiré par la demande intérieure, la constitution d’une classe moyenne, la diversification de l’offre, l’extension des mécanismes de marché de manière autonome par rapport aux États.
L’épidémie du virus Ebola reste un dramatique signal d’alerte dont les enseignements doivent être tirés :
- La pénurie et la défaillance des infrastructures constituent l’un des principaux risques qui pèsent sur le décollage économique de l’Afrique.
- Les investissements dans l’éducation et la santé doivent être sanctuarisés en période d’ajustement et prioritaires en période de croissance intensive.
- Il revient à tous les États, y compris dans le monde développé – voir le fiasco du Japon lors de la catastrophe de Fukushima -, d’améliorer leur résilience aux chocs afin d’éviter le basculement brutal de l’indifférence à la panique.
- La communauté internationale, qui a fait preuve du même aveuglement puis réagi « trop peu et trop tard » face au virus Ebola comme face à l’économie de bulles, doit se doter, via l’OMS, de capacités de gestion de crise, d’une force sanitaire projetable et d’un fonds d’intervention de 350 à 500 millions de dollars pour lutter contre les épidémies.
- À l’âge de l’histoire universelle, la santé est à la fois un bien premier pour les individus et le premier des biens publics pour chaque nation comme pour l’humanité.
(Chronique parue dans Le Point du 16 octobre 2014)