Même si l’Inde de Narendra Modi n’a pas encore renoué avec l’hypercroissance, elle en prend le chemin.
La prise de contrôle de Peugeot Scooters par le groupe indien Mahindra souligne le dynamisme des entrepreneurs de l’Inde. La plus grande démocratie du monde vient également d’être mise à l’honneur par l’attribution du prix Nobel de la paix à Kailash Satyarthi, aux côtés de Malala Yousafzai, pour son action contre l’esclavage des enfants. Tout cela rappelle le caractère stratégique de l’Inde, géant asiatique trop souvent occulté par les Trente Glorieuses de la Chine.
L’internationalisation du groupe Mahindra est symbolique des nouvelles ambitions indiennes à l’exportation, portées par le Premier ministre issu des élections du mois de mai, Narendra Modi. Le mandat qu’il a reçu est aussi clair que redoutable : faire renaître de ses cendres le miracle indien en réformant en profondeur un pays de 1,25 milliard d’habitants. De fait, l’impuissance chronique du Parti du Congrès avait bloqué le décollage de l’Inde, ramenant la croissance de 9,3 % en 2011 à 4,8 % en 2013, portant l’inflation au-delà de 10 %, installant le déficit et la dette publics à 7 % et 66 % du PIB, provoquant une fuite massive des capitaux et la chute de la roupie.
Les raisons du décrochage de l’Inde, dont le PIB par habitant reste limité à 1 500 dollars, contre plus de 6 500 dollars pour la Chine, étaient parfaitement connues : insuffisance des infrastructures en raison d’un investissement plafonnant à 22 % du PIB ; sous-qualification et surréglementation du travail ; fiscalité confiscatoire et bureaucratie paralysante ; gouvernance désastreuse et corruption endémique dont le coût est estimé entre 4 et 12 milliards de dollars par an, plaçant l’Inde aux 134e et 186e rangs sur 189 pays pour le climat des affaires et la qualité de la justice, selon la Banque mondiale. Seule manquait la capacité politique à réaliser les réformes indispensables.
Narendra Modi est peut-être en train de relever le défi. A la manière du tournant de politique monétaire réalisé par Raghuram Rajan à la tête de la banque centrale, il a engagé une stratégie globale de modernisation du pays qui combine la remise en ordre de l’Etat, une thérapie de choc au plan économique et la lutte contre les inégalités.
La révolution Modi a débuté par la réforme de l’Etat. La restauration de l’autorité du Premier ministre sur les ministères, le contrôle des nominations, la publicité des agendas des responsables entendent assurer la cohérence des décisions et endiguer la corruption. Parallèlement a été instauré un suivi biométrique et électronique pour contrôler la présence des fonctionnaires à leur bureau. Dans un second temps a été lancée la conversion du modèle économique avec la suppression de la toute-puissante Commission de la planification et des mesures de libéralisation. La campagne Make in India, engagée le 15 septembre, vise à donner la priorité aux infrastructures – notamment via la création de 100 villes intelligentes -, à l’industrie et aux exportations. La réduction du déficit à 4,1 % du PIB est poursuivie grâce à des réductions de dépenses et à un programme de privatisation de plus de 6 milliards d’euros, fondé sur des cessions d’actions dans le secteur de l’énergie (groupes charbonnier Coal India, gazier ONGC et hydroélectrique NHPC). Enfin, le démantèlement du système des castes est accéléré.
Force est de constater qu’il existe bien un effet Modi, même si l’Inde n’a pas renoué avec l’hypercroissance. L’activité progresse désormais à un rythme supérieur à 5 % par an et est estimée à 6 % pour 2015. Le chômage est limité à 3,4 % de la population active. L’inflation est redescendue au- dessous de 6,5 % par an. La Bourse de Bombay a bondi de 25 %.
L’Inde se trouve idéalement placée pour profiter de la décélération de l’économie mondiale. Au moment où la Chine ralentit bien plus que ne l’avouent les statistiques officielles, au moment où la Russie et le Brésil basculent dans la récession, elle bénéficie tant de la forte baisse du prix de l’énergie et des matières premières que de son faible taux d’ouverture, qui la protège du ralentissement mondial. Dès lors, elle peut légitimement espérer renouer avec une croissance de l’ordre de 8 % par an, qui l’installerait parmi les pôles les plus dynamiques du monde quand le développement de la Chine tend à plafonner autour de 5 %. Pour ce faire, l’Inde de Narendra Modi doit surmonter des défis majeurs. La réduction de la mortalité infantile, qui demeure très élevée, à 31 pour 1 000. La lutte contre les inégalités et la pauvreté, qui touche 363 millions de personnes. Le respect des droits des femmes, dont plus de 300 millions.
sont maltraitées. L’éducation des 600 millions de jeunes de moins de 25 ans, alors que le taux d’analphabétisme s’élève à 29 %. L’augmentation de l’investissement, notamment dans les infrastructures, dont le financement passe par des fonds étrangers. Le démantèlement d’une bureaucratie paralysante et le renforcement de l’État de droit.
Narendra Modi dispose d’une légitimité et d’une vision stratégique qui en font le Premier ministre le plus puissant depuis Nehru et Indira Gandhi. Il dispose de tous les atouts, mais à la condition de combattre les deux tentations du protectionnisme (tristement illustré par le blocage de l’accord de Bali au sein de l’OMC) et de l’hypernationalisme. Modi a déjà montré sa capacité à être l’homme des réformes, il lui reste à faire la preuve qu’il peut être le leader de tous les Indiens et pas seulement le héros des nationalistes hindis.
(Chronique parue dans Le Point du 23 octobre 2014)