La population se mobilise enfin contre la loi des cartels. Une opportunité à ne pas rater.
Le Mexique est entré dans une phase de turbulences, mêlant manifestations de masse et crise politique, à la suite du massacre de trop : l’assassinat, le 26 septembre, de 43 élèves-enseignants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa, dans l’Etat du Guerrero, tués et brûlés par le cartel des Guerreros Unidos, auquel ils avaient été livrés par les policiers municipaux à la demande du maire d’Iguala. Longtemps passive et résignée face à la montée de la violence, la population mexicaine s’est réveillée : il ne se passe plus de jour sans de multiples mouvements sociaux contre le président Peña Nieto, son parti – le PRI -, la police et la justice, accusés de collusion avec le crime organisé.
La mobilisation des Mexicains contre la loi des cartels et l’inaction des gouvernants est salutaire. La tragédie d’Iguala, dont les victimes sont des étudiants et non des membres des gangs, a jeté une lumière crue sur les fléaux qui gangrènent le Mexique et compromettent son avenir. Depuis la prétendue déclaration de guerre à la drogue et aux cartels lancée par le président Felipe Calderon en janvier 2006, près de 30 000 personnes ont disparu. Et ce dans la plus parfaite indifférence des autorités (22 370 cas restent non élucidés et seules 291 enquêtes ont été ouvertes). Les groupes criminels ont pris le contrôle du tiers du territoire et diversifient leurs activités, de la drogue aux enlèvements et extorsions de fonds en passant par le trafic d’êtres humains.
L’origine de cet invraisemblable scandale, dans un pays membre de l’OCDE qui est désormais la 14e économie de la planète, est limpide : les politiques et les cartels restent associés tant au niveau local que national ; la police et la justice sont profondément corrompues et directement financées par les groupes criminels.
Le président, Enrique Peña Nieto, affronte le moment le plus décisif depuis son élection, en 2012. Au cours des deux premières années de son mandat, il a profité du trou d’air du Brésil pour ériger le Mexique en grand émergent du sud des États-Unis. Le Pacto por Mexico, conclu par le PRI avec les deux partis d’opposition, le PAN et le PRD, lui a donné une assise politique exceptionnelle. Elle a servi de socle à une thérapie de choc pour moderniser le modèle économique et social grâce à la libéralisation du marché du travail, du secteur financier et du crédit, des télécommunications, grâce à l’ouverture du secteur pétrolier aux entreprises étrangères afin de relancer la production et l’exploration, grâce à la réforme de l’éducation destinée à éradiquer l’analphabétisme et à réduire la pauvreté, qui touche 45 % de la population.
Cette stratégie ambitieuse de réformes, servie par la popularité et le dynamisme de Nieto, a cependant été fragilisée par trois événements. Au plan économique, le choc fiscal, décidé en 2012 pour rééquilibrer les finances publiques, a ramené le ryth me de la croissance à 1,1 % sans réduire significativement le déficit, car les recettes fiscales qui sont assurées à un tiers par la compagnie Pemex ont été amputées à la suite de la baisse du prix du pétrole. Au plan politique, le PRD, qui rassemble l’opposition de gauche, s’est retiré du Pacto por Mexico pour protester contre la réforme du secteur de l’énergie. Enfin et surtout, le drame d’Iguala a souligné l’absence d’ordre public et le krach de l’Etat de droit, tout en portant un coup très rude à l’image de probité et d’efficacité du président Nieto à la veille des législatives de 2015. Pour s’affirmer définitivement comme l’homme de la modernisation et pérenniser l’émergence du Mexique, Nieto doit étendre la thérapie de choc au champ politique. Au bout de deux ans, la transformation du modèle économique est en passe de réussir : la croissance est relancée et se stabilise autour de 3,5 % par an ; l’inflation est limitée à 3,5 % ; le plein-emploi est installé, avec un taux de chômage réduit à 4,9 % de la population active ; le déficit et la dette publics sont sous contrôle, à 3 et 38 % du PIB. Longtemps ignoré, l’enjeu de la sécurité et de l’État de droit s’impose désormais comme la première des priorités. Nieto doit mettre sa capacité de leadership au service de la création d’un consensus national pour casser la spirale infernale de la violence et couper la relation incestueuse entre la classe politique et les organisations criminelles.
Le drame d’Iguala peut être l’occasion d’une prise de conscience et d’un sursaut afin de dénarcotiser le pays et de modifier en profondeur son système politique : le Mexique, s’il rétablit et garantit dans la durée la stabilité politique, juridique et financière, dispose de tous les atouts pour devenir une plateforme majeure de production et de distribution au sud de l’Amérique du Nord. A l’inverse, si l’impunité prévaut, la spirale de la violence va s’accélérer et faire échouer le décollage, la criminalité enfermant le Mexique dans le mal-développement comme le populisme a ruiné le décollage de l’Argentine et du Venezuela.
L’enjeu dépasse le seul Mexique, tant la situation du pays est stratégique, puisqu’il appartient géographiquement à l’Amérique du Nord mais culturellement à l’Amérique latine. Sa stabilisation et sa modernisation sont décisives pour le destin de l’Amérique latine, qui, à l’image du Brésil, qui représente 60 % du sous-continent, balance entre émergence et régression populiste. Elles ouvriraient par ailleurs la voie à un grand marché et à un espace de libre circulation de l’Amérique du Nord, ensemble dont la population dépasserait rapidement celle de l’Europe et serait de taille à rivaliser – en richesse, en ressources, en sources d’énergie, en attractivité et en termes de liberté politique, sinon en nombre d’habitants – avec les États-continents d’Asie dans un futur assez proche.
(Chronique parue dans Le Point du 20 novembre 2014)