La politique du Premier ministre Shinzo Abe est un échec. Un contre-exemple pour la France.
Sous la double pression de la rechute dans la récession et de son isolement diplomatique orchestré par Xi Jinping lors du sommet de l’Apec à Pékin, Shinzo Abe a décidé de reprendre l’offensive. Aux critiques qui pointent le danger du niveau de la dette publique japonaise, qui atteint 245 % du PIB, il répond en confirmant son choix de la relance avec le report de dix-huit mois de la hausse de la TVA de 8 à 10 % prévue en octobre 2015. À ses adversaires qui dénoncent l’échec des Abenomics et les risques d’une diplomatie nationaliste il entend opposer sa relégitimation par le peuple en convoquant, avec deux ans d’avance, des élections législatives pour le 14 décembre.
Tactiquement, le coup est très bien joué, car l’opposition est à la fois désunie et prise de court. Le Parti démocrate du Japon, principal opposant, recueille 10 % des intentions de vote. Le Parti libéral-démocrate de Shinzo Abe et son allié, le Komeito, devraient donc limiter leurs pertes et être reconduits au pouvoir avec une majorité de 45 à 55 sièges à la Chambre des représentants. La victoire annoncée de Shinzo Abe ne suffira cependant pas à résoudre les problèmes fondamentaux dans lesquels le Japon se débat. Cuisant échec Économiquement, les Abenomics se soldent par un cuisant échec. La troisième économie du monde a enrayé la déflation avec une hausse des prix de 2,5 %, mais n’a pas renoué avec la croissance. Pis, le PIB a diminué de 2,3 % au cours des deux derniers trimestres. D’un côté, l’augmentation de la TVA de 5 à 8 % en avril a cassé la consommation. De l’autre, la chute du yen de 25 % n’a pas suffi à relancer les exportations. Dans le même temps, la relance budgétaire à hauteur de 1 % du PIB a porté la dette publique à 245 % du PIB. Le risque de krach, jusqu’alors limité par le fait que la dette est portée à 95 % par les épargnants japonais, augmente avec l’apparition d’un déficit commercial structurel, lié aux importations d’énergie rendues nécessaires par l’arrêt des 48 réacteurs nucléaires de l’archipel après Fukushima. Socialement, les Abenomics ont accéléré la fissuration de la société japonaise. La très forte cohésion de la population est mise à mal par la polarisation des statuts et des revenus. Le niveau de chômage reste bas, réduit officiellement à 3,6 % de la population active.
Mais une divergence explosive se fait jour entre, d’une part, les détenteurs de titres boursiers qui bénéficient du boom provoqué par la chute du yen et, d’autre part, les salariés dont les revenus réels ont diminué de 2 %, pris en tenaille entre la stagnation des salaires et la hausse des prix. Politiquement, le PLD de Shinzo Abe a été rattrapé par des scandales financiers qui ont contribué à éroder la popularité du Premier ministre. Sur le plan international, le Japon se voit de plus en plus marginalisé. La poussée de la Chine, qui entend assurer son leadership sur le Pacifique en repoussant les États-Unis et en neutralisant le Japon, s’accompagne d’un rapprochement avec les nations heurtées par le durcissement des conflits de mémoire autour de la Seconde Guerre mondiale, à commencer par la Corée du Sud. Dans le même temps, la rhétorique nationaliste et le réarmement engagé par Shinzo Abe, en contournant la Constitution, inquiètent nombre de pays asiatiques et jusqu’aux États-Unis.
L’impasse dans laquelle se trouve Shinzo Abe, deux ans après son arrivée au pouvoir, résulte de trois erreurs. La première, technique, découle de la sous-estimation de l’impact de la hausse de la TVA qui a tétanisé les consommateurs, confirmant combien les augmentations d’impôts ont des conséquences dévastatrices sur la croissance. La deuxième, stratégique, est indissociable des trois flèches des Abenomics : le doublement de la masse monétaire et la relance budgétaire ont permis d’échapper à la déflation, mais l’absence de réformes pour libéraliser un modèle étatiste et protectionniste a continué à bloquer la croissance. La troisième, politique, renvoie à la dérive autoritaire et nationaliste de Shinzo Abe, qui s’est accentuée à mesure que l’échec économique et social devenait patent. Fléaux Dès lors, la simple relance des Abenomics associée au report de la hausse de la TVA ne suffira pas à moderniser le Japon et à le libérer des quatre fléaux qui l’ont installé dans la stagnation : la déflation, la dette publique, l’économie administrée et la société fermée.
Le Japon conserve une formidable capacité d’innovation, comme le montre Toyota avec la première voiture à hydrogène. Le redémarrage progressif du parc nucléaire va atténuer les tensions nées de la coexistence explosive d’une gigantesque dette publique et du déficit extérieur. Mais la reconduction probable de Shinzo Abe ne servira les intérêts à long terme du Japon que si elle débouche sur un rééquilibrage de sa politique. Il doit accélérer les réformes – notamment dans les domaines-clés du travail des femmes, de l’ouverture de la concurrence, y compris en matière agricole, de la refonte du système politique et de la lutte contre la corruption -, tout en cessant d’entretenir les passions révisionnistes et nationalistes.
Quatre leçons émergent de l’expérience décevante des Abenomics :
- Avec la France, le Japon constitue l’un des premiers risques pour l’économie mondiale, en raison du cumul de la croissance zéro, du surendettement public et de l’incapacité à réformer le modèle économique et social.
- La stagnation du Japon depuis un quart de siècle rappelle que la déflation est le pire danger pour une économie développée, ce qui justifie que la zone euro mobilise tous les instruments pour y échapper.
- Le retard de cinq ans pris par la BCE pour lutter contre la menace de déflation – contre plus de dix ans au Japon – explique largement l’écart de performance avec les États-Unis, qui ont renoué avec une croissance installée au-delà de 3 % et avec le plein-emploi.
- Face aux chocs et aux crises, la politique monétaire et budgétaire est indispensable, mais les réformes de structure sont déterminantes : la première gagne du temps ; seules les secondes permettent de relancer durablement la croissance et l’emploi.
(Chronique parue dans Le Point du 27 novembre 2014)