Si le pape ne peut pas sauver le continent de la crise, il est le seul à poser le problème de sa survie.
Un siècle après le début de la Grande Guerre, qui détruisit sa civilisation libérale et enfanta les totalitarismes du XXe siècle, l’Europe est de nouveau menacée de suicide. Non plus sous l’effet des nationalismes rivaux, des rivalités pour le leadership et du déchaînement de la politique de puissance, mais en raison d’une aspiration vers le vide. Vide démographique, avec la perte programmée de plus de 50 millions d’habitants d’ici à 2050. Vide de croissance, avec la menace d’une grande stagnation placée sous le signe de la croissance atone et de la déflation de la zone euro (hausse de l’activité et des prix limités à 0,8 % et 0,3 % en 2014). Vide politique, qui ouvre de vastes espaces aux populismes portés par la radicalisation des classes moyennes paupérisées. Vide stratégique face aux périls extérieurs qui se renforcent, du renouveau des empires russe et ottoman à l’arc terroriste qui court du Nigeria à l’Afghanistan, en passant par le chaos qui s’étend au Moyen-Orient. Force est de constater que, si une prise de conscience se fait jour en Europe, elle ne parvient pas à déboucher sur un redressement crédible. Deux événements récents illustrent cette impasse et en éclairent les raisons.
Au niveau de l’Union européenne, alors que chacun s’accorde à penser que la Commission conduite par Jean-Claude Juncker est celle de la dernière chance, le plan de relance de l’investissement annoncé le 26 novembre a fait long feu. Depuis 2007, l’investissement en Europe a baissé de 15 %. Or l’effort d’équipement de 315 milliards sur trois ans ne s’appuie ni sur une ligne stratégique ni sur des projets précis. Surtout, son financement reste virtuel puisqu’il ne repose que sur l’engagement de 21 milliards de fonds européens – dont seulement 8 milliards d’argent frais – censés être démultipliés par trois grâce à la capacité d’endettement de la BEI puis de nouveau par cinq grâce aux financements privés. Soit un levier d’endettement de 15, qui est tout à fait digne de Lehman Brothers ! La raison de cette nouvelle pantalonnade européenne est simple : il n’existe aucun accord des Etats-membres ni pour effectuer une véritable relance de l’investissement, ni pour réorienter les dépenses de l’Union vers l’investissement, ni pour lui permettre de s’endetter.
Au niveau des Etats, le rapport sur les réformes en France et en Allemagne publié le 27 novembre par Jean Pisani-Ferry et Henrik Enderlein fut l’occasion d’une nouvelle démonstration de divergence et d’impuissance. Les conclusions se contentent de rappeler les analyses du FMI, de l’OCDE, de la Commission européenne et de la BCE. D’un côté, la France doit de toute urgence améliorer sa compétitivité en ajustant la hausse des salaires sur celle de la productivité et en baissant les prélèvements sur les entreprises, combattre le chômage structurel en sortant des 35 heures et en donnant de la flexibilité au marché du travail, redresser ses finances publiques en réduisant les dépenses pour les ramener à 50 % du PIB. De l’autre, l’Allemagne dispose d’une marge de manoeuvre pour augmenter ses dépenses d’investissement, ce qui lui permettrait de renforcer sa compétitivité, d’anticiper le choc de son vieillissement et de faciliter l’ajustement de la France. Toutes recommandations qui, à défaut d’être nouvelles, sont de bon sens. Comment dès lors expliquer qu’elles aient été d’emblée écartées par les deux ministres de l’économie, Emmanuel Macron et Sigmar Gabriel, qui avaient commandé l’étude ? Dans ce paysage politique placé sous le signe de la désunion, de l’irresponsabilité et de l’indigence, une parole d’espoir pour l’Europe a cependant surgi. Elle est venue du pape François, le 25 novembre, devant le Parlement européen puis le Conseil de l’Europe. D’abord, il est allé droit au coeur du problème européen en le plaçant sur le terrain existentiel : « À l’Europe nous pouvons demander : où est ta vigueur ? Où est ton esprit d’entreprise et de curiosité ? Où est ta soif de vérité ? » Ensuite, il a dénoncé l’Europe vieillie, « l’Europe grand-mère et non plus féconde et vivante » – dont François Hollande, Angela Merkel et Jean-Claude Juncker sont autant de figures -, pour en appeler à réinventer une Europe de la jeunesse. Puis il a refusé de céder au désespoir et au nihilisme qui font le lit des populistes pour défendre une Europe qui cesse de se replier sur elle-même et qui retrouve le fil de son histoire, à savoir la liberté et la dignité des hommes.
C’est bien du pape François que sont venus les propos les plus utiles à la relance de l’Europe. Il n’est pas de solution à la crise de l’euro, à la fragmentation financière, au risque de déflation, au déclassement industriel et technologique, au renouveau des menaces stratégiques sans une intégration renforcée. Mais cette intégration suppose des politiques efficaces dans les domaines de l’immigration, de l’énergie, de l’économie numérique, de la sécurité et de la défense. Et ces politiques ne peuvent être mises en place que sur la base d’une mobilisation de la jeunesse et d’un projet qui réinvente, au XXIe siècle, l’idéal européen fondé sur les valeurs de la personne humaine.
Dans les années 1930, l’Europe s’est trouvée confrontée à une crise existentielle comparable, au croisement des séquelles de la Grande Guerre, de la crise et de la montée des totalitarismes. Elle ne la surmonta qu’après les tragédies et l’effondrement moral sans équivalent de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Dès 1935, à Vienne, Edmund Husserl, dans une conférence consacrée à « La crise de l’humanité européenne », avait posé précisément les termes du dilemme : « La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe, devenue étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison. Le plus grand danger pour l’Europe, c’est la lassitude. » Rompons donc avec la lassitude pour renouer, contre les passions agitées par les démagogues, avec l’héroïsme de la raison, qui constitue à la fois l’héritage et le destin de l’Europe.
(Chronique parue dans Le Point du 04 décembre 2014)