Avec les conflits en Ukraine et à Gaza, la période de l’après-guerre froide qui s’étendit de 1989 à 2022 se révèle n’avoir été qu’un nouvel entre-deux-guerres.
Deux ans et demi après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et un an après les massacres du 7 octobre perpétrés par le Hamas, le monde a basculé. Les guerres d’Ukraine et de Gaza constituent la matrice du XXIe siècle, comme les conflits de la Révolution et de l’Empire furent celle du XIXe siècle et la Grande Guerre celle du XXe siècle.
Nous restons plongés dans l’âge de l’histoire universelle. Mais elle a basculé de la mondialisation, placée sous le signe de la suppression des frontières économiques, des échanges de données et de l’ouverture des sociétés, vers un système multipolaire – sans réassurance d’une superpuissance -, hétérogène – avec une opposition irréductible des institutions, des mœurs et des systèmes de valeurs – et belliqueux – avec un nombre de conflits armés inégalé depuis 1945.
La nouvelle ère stratégique est dominée par la grande confrontation entre les démocraties et les empires autoritaires, structurés autour de l’alliance entre la Chine et la Russie sur laquelle se greffent l’Iran de l’ayatollah Ali Khamenei, la Turquie de Recep Erdogan, la Corée du Nord de Kim Jong-un ou le Venezuela de Nicolas Maduro. Elle se double d’une opposition entre le Sud et l’Occident en raison du ressentiment lié au passé colonial.
Retour de la guerre de haute intensité
La montée des tensions internationales se traduit par le retour de la guerre de haute intensité et les risques d’escalade qui se manifestent en Ukraine avec l’extension des opérations au territoire russe, au Moyen-Orient avec les échanges de frappes entre Israël – puissance dotée – et l’Iran – pays du seuil -, dans le Pacifique autour de Taïwan, de la mer de Chine du Sud et du chantage nucléaire de la Corée du Nord, en Asie centrale avec l’impitoyable nettoyage ethnique du Haut-Karabakh effectué par l’Azerbaïdjan. La plupart de ces conflits locaux ont des effets mondiaux et sont surplombés par la menace de recourir aux armes de destruction massive.
Partout dans le monde, les guerres civiles s’étendent, du Myanmar au Congo et au Soudan en passant l’Irak ou la Libye, avec pour compagnons de route une épidémie de coups d’État en Afrique. Mettant à profit les guerres d’Ukraine et de Gaza comme le foisonnement des zones placées hors de tout contrôle étatique, le djihad redevient une menace stratégique et progresse le long d’un arc de la terreur qui se déploie du golfe de Guinée aux Philippines en passant par la constitution d’un vaste « Sahelistan » depuis le retrait de l’armée française.
Décomposition du multilatéralisme
Simultanément, les relations économiques se militarisent, transformant en armes les matières premières critiques, l’alimentation, l’énergie, les données, les monnaies. Le tout sur fond de décomposition du multilatéralisme – symbolisée par la perte de légitimité et l’impuissance chronique de l’ONU -, au moment même où se multiplient les problèmes planétaires liés aux migrations, aux pandémies, aux technologies (IA) ou au dérèglement climatique.
La force triomphe du droit et la violence se libère des institutions, des conventions et des règles qui avaient été mises en place pour la contenir. Les conflits, parce qu’ils reposent sur des enjeux identitaires et emportent une menace existentielle sur les États et les peuples, ne peuvent plus trouver une issue diplomatique. La violence monte en intensité et change de nature. Elle n’est plus le monopole des États mais aussi le fait de milices, de groupes terroristes et d’organisations criminelles qui disposent de forces et d’armes stratégiques. Elle gagne de nouveaux domaines, de l’espace au cybermonde en passant par les fonds marins. Elle cible en priorité les populations et les activités civiles. Elle se banalise, se radicalise et se met en scène, jusqu’à devenir sa propre fin, s’affirmant comme le principe des régimes autocratiques comme le vecteur de la propagande et l’instrument de recrutement des djihadistes à travers les réseaux sociaux.
L’ordre de 1945 est désormais caduc
Ainsi, 1989 fut, comme 1918, une paix manquée. L’ordre de 1945 est désormais caduc. Les États-Unis n’ont en effet plus ni la volonté ni les moyens de le réassurer. L’Occident, qui l’avait inspiré, semble décadent, cumulant effondrement démographique, stagnation économique, paralysie institutionnelle, crise démocratique et perte de foi dans ses valeurs. Ses principes sont désormais contestés par une majorité de l’humanité : la Chine, puissance ascendante, la Russie et les États révisionnistes, le Sud émergent. Et la période de l’après-guerre froide qui s’étendit de 1989 à 2022 se révèle n’avoir été qu’un nouvel entre-deux-guerres quand les démocraties avaient voulu y voir l’avènement de la paix perpétuelle. Le défi est majeur pour elles puisqu’elles font face à la contagion intérieure de la violence qui sape les libertés ainsi qu’à la menace existentielle des autocrates qui les désignent comme ennemies et revendiquent un ordre post-occidental.
Pour autant, la guerre et le chaos ne sont pas forcément le stade ultime de l’histoire universelle. La clôture du cycle de la mondialisation n’a pas fait disparaître les interdépendances entre les économies et les sociétés, même si celles-ci sont davantage contrôlées par les États. En dehors de la Russie, la tentation de l’économie de guerre se heurte à la résilience du commerce et des marchés. La défaite des démocraties n’a rien de fatal, comme le soulignent les difficultés des empires autoritaires, qu’il s’agisse de l’enfermement de la Chine dans une déflation à la japonaise, de l’impasse stratégique dans laquelle s’enlise la Russie, du soulèvement en masse des Iraniens contre la République islamique. Enfin, la dynamique du chaos et la montée aux extrêmes vers la guerre totale ne sont pas inéluctables. Mais à la condition que les démocraties sortent de leur somnambulisme pour faire de l’endiguement de la violence leur priorité.
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Chronique parue dans Le Figaro du 6 octobre 2024