Face au déclassement économique de l’Europe, l’ancien patron de la BCE appelle à un sursaut du continent pour relever les défis de sa croissance, de la pérennité de son modèle social, de sa défense et de ses valeurs.
Face à la multiplication des chocs, à la menace des empires autoritaires, à l’éclatement et à la militarisation de la mondialisation, l’Europe décroche brutalement. Les trois piliers sur lesquels elle a assis son développement après la chute du soviétisme – l’énergie russe bon marché, la libéralisation des échanges, le désarmement couplé à la délégation de sa sécurité aux États-Unis – sont caducs. L’Europe se découvre vulnérable, prise en étau entre le renouveau industriel des États-Unis, dont elle dépend pour l’énergie, la technologie, la défense et la finance, le dumping de la Chine, qui lui fournit ses biens essentiels, et enfin la menace existentielle de la Russie. Simultanément, les modèles économiques et sociaux de ses grandes nations sont tous en crise, qu’il s’agisse du mercantilisme allemand, de la décroissance à crédit française, du malthusianisme italien ou de la mono-industrie touristique espagnole.
L’Europe perd ainsi pied face aux géants qui se disputent le leadership de l’histoire universelle. Depuis le début du siècle, la croissance a été inférieure d’un tiers à celle des États-Unis. Le revenu disponible réel a progressé deux fois moins vite qu’en Amérique. Sa part dans le commerce mondial a diminué de 16 % à 13 % quand celle de la Chine progressait de 13 points. L’Europe ne compte que 4 des 50 premières entreprises technologiques mondiales, et le tiers de ses licornes se sont exilées, principalement aux États-Unis.
La cause première de ce déclassement est à chercher dans la stagnation de la productivité. Elle s’explique par le sous-investissement (16,5 % du PIB, contre 18 % aux États-Unis), par la pénurie de travail qualifié, par la surrèglementation qui tue l’innovation (l’Union a produit 13 000 actes entre 2019 et 2024, contre 3 500 lois aux États-Unis), par la fragmentation du grand marché qui se traduit par la superposition des normes et des autorités de régulation. S’y ajoutent un coût de l’énergie deux à trois plus élevé qu’aux États-Unis et des difficultés de financement indissociables de l’exportation de 300 milliards d’euros par an outre-Atlantique. À terme rapproché, des choix déchirants s’imposeront entre niveau de vie, transition climatique, préservation de son modèle social, sécurité et souveraineté.
Il est donc urgent pour l’Europe de renouer avec la croissance, qui conditionne sa prospérité comme la survie de la démocratie. Et pour cela, elle n’a d’autre option que de se réinventer. C’est à cette réflexion que s’est attelé Mario Draghi, fort de sa légitimité de sauveur de l’euro en 2012, puis de modernisateur providentiel de l’Italie en 2021. Ses conclusions et ses recommandations tranchent par leur lucidité et leur réalisme, qui placent les responsables, les dirigeants et les citoyens européens devant leurs responsabilités.
L’Europe continue à disposer d’atouts considérables pour remédier à son décrochage et relever les défis de sa croissance, de la pérennité de son modèle social, de la défense du continent et de ses valeurs : une économie ouverte, un haut degré de concurrence, une politique active de cohésion et de solidarité, une stratégie ambitieuse de transition écologique, un grand marché gouverné par un État de droit. Il lui reste à combler son déficit de productivité et d’innovation.
Selon Mario Draghi, l’Europe doit dès lors se fixer sept priorités. Favoriser les innovations de rupture en augmentant et coordonnant l’effort de recherche, en simplifiant les réglementations (CSRD, CS3D, DMA, DSA, IA Act entraîneront la disparition de 15 % à 20 % des entreprises technologiques du continent), en réformant les règles de concurrence pour permettre l’émergence de champions mondiaux. Réintégrer dans la trajectoire de décarbonation la préservation de l’industrie en instaurant des planifications sectorielles – afin d’éviter de reproduire la débâcle de la filière automobile provoquée par le basculement vers le véhicule électrique sans équipement en prises, sans renforcement des réseaux et sans électricité décarbonée – et en créant une Union de l’énergie ayant pour objectif la réduction de son coût. Renforcer la sécurité et la réduction des dépendances par la maîtrise des matières premières. Construire une base industrielle de ¬défense grâce à la consolidation du secteur, l’établissement d’un principe de préférence européenne, un effort d’investissement spécifique dans le domaine spatial. Engager un plan massif d’investissements financé par l’emprunt portant sur 750 milliards à 800 milliards d’euros par an, avec pour objectif d’augmenter la productivité de 6 % sur quinze ans. Réaliser l’Union des marchés de capitaux à travers l’unification de la régulation financière et la convergence des régimes fiscaux. Améliorer la gouvernance de l’Union en la recentrant sur ses missions fondamentales, en accélérant le processus de décision et en généralisant le vote à la majorité qualifiée.
L’Union européenne se trouve devant une heure de vérité. La décennie 2020 décidera de son avenir avec trois évolutions possibles : la dilution dans un grand ensemble nord-américain ; la désintégration découlant de l’éclatement de l’euro et du grand marché d’une part, de la reconstitution par la Russie de son empire extérieur d’autre part ; la construction d’une Europe-puissance s’affirmant comme un acteur à part entière du XXIe siècle.
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Chronique parue dans Le Figaro du 16 septembre 2024