L’affaire Telegram, dont son fondateur Pavel Durov s’affranchit des règles de régulation, illustre l’éclatement de la mondialisation en deux blocs, autoritaire et démocratique.
Le fondateur de Telegram, Pavel Durov, a été arrêté le 24 août au Bourget puis mis en examen le 28 août pour douze chefs d’accusation et placé sous un contrôle judiciaire strict assorti du versement d’une caution de 5 millions d’euros. L’enquête ouverte par la justice française a provoqué une onde de choc mondiale : Elon Musk et Edward Snowden ont protesté contre l’atteinte portée à la liberté d’expression, tandis que la Russie, par la voie de Dmitri Peskov, porte-parole de Vladimir Poutine, dénonçait « une tentative d’intimidation » et que Dubai, où se trouve le siège de l’application, contestait la légalité de la procédure.
Telegram constitue un enjeu stratégique et est emblématique des problèmes soulevés par la régulation du numérique. La plateforme reste l’une des rares à n’être ni américaine ni chinoise. Elle offre à la fois un réseau social, une messagerie et un espace de conversations cryptées à 950 millions d’utilisateurs. Avec, pour principes, l’absence de modération et le refus de coopérer avec les autorités judiciaires, ce qui en fait un outil idéal pour les trafiquants, les criminels, les extrémistes, les terroristes et les régimes autoritaires. En Europe, l’application s’est ainsi mise en dehors du champ du Digital Services Act en déclarant, contre l’évidence, n’avoir que 41 millions d’utilisateurs dans l’Union quand le seuil se situe à 45 millions.
Big Brother numérique
La France est loin d’être isolée dans sa volonté de réintégrer Telegram dans les règles de l’État de droit. Depuis 2015, la plateforme a été interdite de manière définitive ou provisoire dans 31 pays. La Corée du Sud conduit des investigations sur la diffusion de deepfakes pornographiques et souhaite coopérer avec les autorités françaises. Le Royaume-Uni instruit, pour sa part, l’aide apportée par Telegram aux émeutiers racistes en août dernier.
Dans le même temps, les États-Unis, après avoir menacé d’interdire TikTok si ByteDance ne vendait pas ses activités américaines, se déchirent sur la régulation du secteur technologique, qui a massivement rallié Donald Trump. La Californie entend encadrer les entreprises de l’IA en les obligeant à tester leur technologie avant de les mettre sur le marché. Enfin, au Brésil, la Cour suprême a validé le blocage de X et des comptes de ses 22 millions d’utilisateurs en raison du refus de la plateforme de nommer un représentant légal dans le pays.
Le secteur numérique se trouve rattrapé par la régulation. Il a réalisé la plus formidable révolution technologique de l’Histoire en connectant, en moins d’un quart de siècle, la majorité des 8 milliards d’hommes, tout en prétendant s’autocontrôler au prétexte qu’Internet serait en soi un espace de liberté. Cette fiction a éclaté dans les années 2010 avec la prise de conscience des risques, pour les libertés, du pillage des données, des stratégies de désinformation et d’ingérence des empires autoritaires, la mise en place d’un Big Brother numérique en Chine à l’occasion de la pandémie de Covid, l’émergence d’un capitalisme de surveillance et le pouvoir de monopole des grandes plateformes qui leur donne un levier démesuré sur l’économie comme sur les dirigeants politiques, et enfin, avec le rôle des réseaux sociaux dans l’essor des populismes.
Toutefois, la régulation numérique ne prend pas la forme d’une supervision internationale qui aurait été logique pour appréhender le cybermonde, mais de systèmes de normes hétérogènes mis en place sous le contrôle des États.
L’Union européenne a joué un rôle pionnier et a construit un cadre complet de régulation. Et ce, à travers le règlement général sur la protection des données entré en vigueur le 25 mai 2018, qui s’est transformé en standard mondial, le Digital Services Act entré en vigueur le 25 août 2023, le Digital Market Act entré en vigueur le 6 mars 2024 et l’IA Act, entré en vigueur le 1er août 2024. Les plateformes structurantes, définies par leur taille et leur pouvoir de marché, se voient interdire la promotion de leurs propres services, l’utilisation des données des autres entreprises à leur avantage et le rachat de leurs concurrents, et elles ont l’obligation d’évaluer et de contrôler les risques de leurs systèmes d’IA. Le tout, sous la surveillance d’autorités nationales dont les compétences sont harmonisées, avec des sanctions renforcées et une coopération institutionnalisée.
Balkanisation du numérique
Les États-Unis ont écarté tout schéma centralisé de régulation, pour des raisons aussi politiques, tenant au fédéralisme, que stratégiques, tenant à la rivalité stratégique avec la Chine qui les pousse à protéger l’innovation. Ils ont donc privilégié une approche par secteurs d’activité, à travers des Executive Orders présidentiels, ainsi que par le droit de la concurrence, à travers l’ouverture de multiples procédures par le département de la Justice contre les entreprises des Gafam, dans la continuité du Sherman Act de 1890 qui aboutit au démantèlement de la Standard Oil en 1911 ou de l’éclatement d’ATT en 1982, qui lança la libéralisation des télécommunications.
Enfin, la Chine de Xi Jinping a entrepris de mettre au pas le secteur de la technologie et de le plier à sa stratégie de primat absolu de la sécurité, de contrôle de l’économie et de la société, d’affirmation débridée de ses ambitions de puissance. La cible de la démonstration de force des autorités de Pékin a été Jack Ma, fondateur d’Alibaba, contraint de s’exiler au Japon après avoir cédé son entreprise. À terme, la tutelle du Parti communiste sur les entreprises numériques apparaît incompatible avec la poursuite de l’innovation.
[…]
Lire la suite de l’éditorial sur lepoint.fr
Chronique parue dans Le Point du 16 septembre 2024