Alors que la mondialisation se fragmente sous la pression du protectionnisme et que la violence sort de tout contrôle, l’Europe est vulnérable. Elle se trouve enfermée dans une longue stagnation économique et a montré, sur le plan stratégique, son impuissance diplomatique et militaire.
L’année 2024 marque une nouvelle accélération de l’histoire. Les États-Unis basculent dans l’inconnu avec une élection présidentielle marquée par la renonciation de Joe Biden, l’investiture in extremis de Kamala Harris, l’attentat qui faillit coûter la vie à Donald Trump. La Chine met en place une économie de guerre et renforce son alliance avec la Russie en participant à des manœuvres militaires en Biélorussie. La Russie met à profit la pénurie d’hommes et de munitions de Kiev pour progresser au prix de pertes effroyables et cherche à casser la résistance des Ukrainiens en détruisant le système électrique, amputé des trois quarts de sa capacité. Le Moyen-Orient se rapproche d’une confrontation généralisée avec les échanges de frappes entre l’Iran, le Hezbollah et les Houtis d’un côté, Israël de l’autre. Les géants du Sud, de l’Inde au Brésil en passant par l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite l’Indonésie ou l’Afrique du Sud, affirment leur indépendance et leur volonté de puissance. La mondialisation se fragmente sous la pression du protectionnisme et la violence sort de tout contrôle, à l’intérieur des nations comme entre elles.
Dans cette nouvelle donne volatile et dangereuse, l’Europe est plus que jamais vulnérable. Elle se trouve enfermée dans une longue stagnation économique qui explique son déclassement et la paupérisation de sa population. L’effondrement de la démographie n’est atténué que par l’immigration, au prix de la montée de l’extrême droite. La richesse par habitant ne représente plus que 65 % de celle des États-Unis contre 91 % au début du siècle. L’atomisation de la classe moyenne se poursuit, quand elle est enrayée aux États-Unis. Le grand marché se trouve pris en étau entre, d’un côté, le renouveau industriel américain porté par la baisse des prix de l’énergie et l’IRA, et, de l’autre, le dumping des exportations de la Chine dont l’excédent commercial a atteint 280 milliards d’euros en 2023.
Le décrochage de l’Europe provient de la chute de sa compétitivité. Les gains de productivité du travail sont nuls alors qu’ils s’élèvent à 2,1 % par an aux États-Unis, en raison des investissements massifs dans le numérique et l’IA. Le coût de l’énergie est quatre à cinq fois supérieur sur notre continent, tandis que les normes sociales et environnementales sont les plus strictes et les plus onéreuses. Les flux de capitaux plafonnent depuis 2010 alors qu’ils progressent de plus de 20 % aux États-Unis. En bref, l’Union, faute de disposer d’une forte capacité de leadership et de moyens de puissance, a été laminée par les chocs que l’Amérique a gérés et non pas subis : krach de 2008, tourmente de l’euro, vagues migratoires, pandémie de Covid, invasion de l’Ukraine, crise énergétique et alimentaire.
Sur le plan stratégique, les guerres d’Ukraine et de Gaza ont servi de révélateurs de l’impuissance diplomatique et militaire de l’Europe. Lors du blocage du Congrès par les Républicains, l’Ukraine s’est trouvée incapable de contrer l’offensive russe. L’Union a par ailleurs fait étalage de ses divisions et de sa pusillanimité en Ukraine comme au Moyen-Orient. Face à la Russie, elle a démontré qu’elle était incapable d’assurer sa sécurité qui dépend de l’Otan, donc des États-Unis. Sa faillite n’est pas seulement matérielle et militaire mais aussi morale, avec l’échec avéré du pari selon lequel le droit et le marché sont les meilleurs garants de la paix, pari qui a fondé sa construction mais qu’elle est désormais seule à poursuivre.
Dans un monde emporté dans une logique de confrontation violente, l’Union demeure à la fois immobile, comme l’illustre la stabilité des responsables de ses institutions, et désunie. Les modèles nationaux de ses principaux États sont tous en crise, qu’il s’agisse du mercantilisme allemand, de la décroissance à crédit française, du malthusianisme italien ou du surtourisme espagnol. Les institutions représentatives sont déstabilisées par la montée des populismes. Les divisions entre États membres sont symbolisées par la Hongrie de Viktor Orban qui, hérault de la démocratie illibérale, a placé sa présidence de l’Union sous le signe du rapprochement avec les empires autoritaires qui désignent l’Europe et l’Occident comme leurs ennemis.
L’Europe taxe, réglemente et reste un vide de sécurité, quand la Russie agresse, que la Chine produit et engage une course aux armements, que les États-Unis financent, innovent et réarment. Ce déséquilibre deviendra critique si les États-Unis sont dirigés par le duo composé de Donald Trump et J. D. Vance, aussi acquis au protectionnisme, avec le projet d’une taxe de 10 % sur toutes les importations, qu’hostiles à la lutte contre le réchauffement climatique, à l’Otan et au soutien à l’Ukraine. Ils laisseraient le champ libre à l’impérialisme russe. Volodymyr Zelensky, soumis au principe de réalité d’une guerre de haute intensité qui n’est soutenable qu’avec l’aide des États-Unis, anticipe ce changement en proposant que la Russie participe au second sommet pour la paix sans mettre pour condition le retrait préalable de ses troupes du territoire ukrainien.
Ce moment de solitude à très haut risque peut aussi être une chance pour l’Union, dont le modèle est caduc. Cernée par les hommes forts qui entendent rivaliser pour le contrôle de l’histoire du XXIe siècle, elle n’a d’autre choix que de se disloquer ou de se réinventer autour de la sécurité et de la souveraineté. Autour de sept priorités : la relance de la démographie, dès lors que le recours à l’immigration pour compenser le vieillissement est rejeté ; l’éducation, la santé et le logement, qui déterminent la compétitivité, l’inclusion et le bien-être des citoyens ; la régulation du grand marché par la résilience et non pas la seule concurrence ; le soutien déterminé de la transition climatique et de l’innovation ; la subordination des transferts budgétaires au respect de ses valeurs et de l’État de droit ; enfin l’engagement d’un puissant effort de réarmement qui constitue le meilleur moyen de dissuader la Russie et de ramener la paix sur notre continent.
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Chronique parue dans Le Figaro du 29 juillet 2024