Mystification. Dans une France exsangue, les promesses du Rassemblement national mettraient le pays à genoux.
La dissolution décidée contre toute raison par Emmanuel Macron au soir des élections européennes place le Rassemblement national (RN) en position de force pour arriver au pouvoir à la suite d’élections régulières, ce qui est sans précédent dans l’histoire de France.
Ce saut dans l’inconnu résulte de l’échec et de l’irresponsabilité du président de la République. Élu en 2017 puis réélu en 2022 sur la double promesse de redresser le pays et de faire barrage à l’extrême droite, il a trahi le mandat reçu des Français. Il a accéléré le décrochage économique et la crise financière en endettant le pays de plus de 1 000 milliards d’euros, qu’il a dilapidés en usages improductifs. Il a achevé de désintégrer la classe moyenne. Il a isolé et affaibli la France par ses revirements incessants, ses errements et ses prises de risques inconsidérées. Dans le même temps, il est devenu le meilleur allié de l’extrême droite. Il l’a légitimée en l’érigeant en adversaire-partenaire privilégié. Il a ouvert l’espace politique aux extrémistes en détruisant la droite et la gauche de gouvernement. Alors qu’il était censé être le garant des institutions, il a sapé les fondements de l’État et de la République, installant la transgression en principe de gouvernement, mettant en scène un narcissisme négateur du bien commun, ce qui a invalidé la disqualification du RN au nom des valeurs républicaines.
Emmanuel Macron a ainsi parfaitement servi la stratégie de Marine Le Pen de transformation du RN, formation néofasciste et antisémite, en un parti populiste attrape-tout. Cette dernière a réinterprété la fusion des passions nationales et sociales en mariant socle identitaire hostile à l’immigration, politique économique de gauche, redistributive, étatiste et protectionniste, dénonciation de la mondialisation, critique radicale de l’Union et de l’euro qu’elle a abandonnée après sa défaite de 2017. Le RN ne se présente plus comme le parti du racisme, de la violence, du rejet des institutions de la Ve République, mais comme celui de la paix civile, de l’ordre et du respect des valeurs civiques. La victoire écrasante des élections européennes consacre cette mutation, qui le trouve en tête dans la quasi-totalité des départements, dans 93 % des communes, dans toutes les classes d’âge et les catégories professionnelles. Le RN n’est assurément plus un parti de protestation mais d’adhésion. Pour autant, est-il un parti de gouvernement prêt à assumer la direction d’un pays en proie à une crise existentielle, ainsi que l’affirme Marine Le Pen ?
Le programme du RN, pour cultiver l’ambiguïté entre le radicalisme et le conservatisme, la stabilité et la remise en cause des institutions françaises et européennes, reste placé sous le signe d’une quadruple rupture. Sur l’immigration, en premier lieu, avec l’instauration d’une priorité nationale pour l’emploi, le logement et les prestations sociales ainsi que l’organisation d’un référendum sur le statut de l’immigration. Sur le plan économique avec l’engagement de plus de 100 milliards d’euros de dépenses nouvelles, principalement sociales, avec l’abaissement de l’âge de la retraite à 62, voire 60 ans, la diminution de la TVA à 5,5 % sur l’énergie, l’exonération des charges sociales pour la hausse de 10 % des salaires, la mise en place de prêts de 100 000 euros à taux zéro. Sur le plan européen avec
Ayant perdu toute marge de manoeuvre économique, la France ne peut compter sur l’indulgence des marchés.
la systématisation du protectionnisme et la création d’une double ou triple frontière. Sur le plan diplomatique et stratégique avec le rapprochement en direction de la Russie et la remise en question du soutien à l’Ukraine.
Le RN demeure ainsi un parti populiste des années 2010 qui n’a pas réalisé son aggiornamento pour s’adapter à la dégradation accélérée de la situation de la France comme à la nouvelle ère créée par l’agression de l’Ukraine par la Russie. En cela, il est très éloigné du post-populisme de Giorgia Meloni, qui allie fermeté sur la sécurité et l’immigration, politique économique favorable aux entreprises, pleine intégration dans les institutions de l’Union européenne, solidarité avec l’Otan, opposition à la Russie et aide déterminée à l’Ukraine.
La France de 2024 se trouve aux antipodes de celle de 1981, sur laquelle fut appliqué le Programme commun de la gauche. La relance keynésienne de 1,5 % du PIB, réalisée par le relèvement de 10 % du smic, la hausse de 25 % des allocations familiales, l’abaissement à 60 ans de l’âge de la retraite, ainsi que la nationalisation des grandes entreprises et du système financier, mirent en deux ans notre pays aux portes de la sortie du Système monétaire européen (SME) et d’une intervention du Fonds monétaire international, imposant le tournant de la rigueur en 1983. Mais cette embardée, à contre-courant des réformes libérales des années 1980, fut appliquée à une économie en pleine expansion, où l’activité avait progressé de plus de 23 % durant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, dont l’adaptation aux chocs pétroliers était largement engagée, où le déficit et la dette publics étaient limités à 1,1 % et à 16,7 % du PIB à fin 1980. La société avait été ouverte et apaisée par les réformes libérales du début du septennat. La France était respectée comme une puissance indépendante dans le système de la guerre froide, positionnée entre l’Ouest et l’Est, le Nord et le Sud.
Rien de tel aujourd’hui. La France est au bord de l’effondrement. L’économie est exsangue, cumulant stagnation de l’activité, baisse de la productivité, chômage de masse, double déficit commercial (3,6 % du PIB) et public (5,5 % du PIB). Un climat de guerre civile froide s’est installé avec la radicalisation des opinions, l’explosion de la violence, le travail de sape effectué par l’islamisme. Faute de véritable réarmement, notre pays est une cible privilégiée et très vulnérable pour la Russie, qui nous a infligé une déroute stratégique au Sahel, comme pour les djihadistes. Enfin, la France se trouve marginalisée en Europe comme au sein des démocraties par son déclin économique, sa dépendance commerciale et financière, les errements de sa diplomatie. Du fait d’Emmanuel Macron, ayant perdu toute marge de manoeuvre économique et financière ainsi que tout crédit politique, elle ne peut plus compter
Intégration européenne façon Giorgia Meloni ou rupture comme Viktor Orban, le RN devra choisir sur l’indulgence des marchés financiers, de nos partenaires européens et de nos alliés.
Par ailleurs, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait basculer le monde dans une nouvelle ère extrêmement volatile et dangereuse. La France et l’Europe font de nouveau l’objet d’une menace majeure venant de la Russie, soutenue par la Chine, l’Iran et la Turquie. Elles se découvrent très vulnérables, dépendant de la Chine pour les biens essentiels, des États-Unis pour l’énergie, la technologie et l’armement. La mondialisation a implosé et se restructure en blocs. Enfin, le cycle de la désinflation et de l’argent gratuit s’est achevé, cédant la place à une forte remontée des taux d’intérêt. Notre pays ne dispose donc plus d’aucun droit à l’erreur.
Surveillance.
Dans ces conditions, une éventuelle arrivée au pouvoir du RN en France, du fait de ses conséquences potentielles pour notre pays mais aussi pour la zone euro et pour l’Otan, ferait l’objet d’une surveillance extrême par les marchés financiers, par nos partenaires européens et par nos alliés. Cinq lignes rouges seraient particulièrement scrutées.
Avec plus de 100 milliards d’euros de dépenses, le programme économique du RN revient à une relance keynésienne de 3,5 % du PIB sur fond d’une dette publique de 110,6 % du PIB. Mêmes révisées à la baisse par le report de l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ou 62 ans, les dizaines de milliards de dépenses non financées prévues par la diminution à 5,5 % du taux de la TVA sur l’énergie et les exonérations de charges sur les hausses de salaires porteraient le déficit public autour de 7 % du PIB et la dette à 120 % du PIB. Alors que les taux offerts à la France sont aujourd’hui supérieurs à ceux du Portugal et que l’écart avec l’Allemagne approche 80 points de base, un violent choc financier, comparable à celui subi par le Royaume-Uni en 2022, serait inéluctable. Il déstabiliserait les banques et les assurances, ruinant les épargnants, et provoquerait une nouvelle tourmente pour la zone euro qui annihilerait le crédit de la France en Europe.
L’arrivée au pouvoir du RN soumettrait aussi l’État de droit à de très vives tensions. Elle déclencherait de violentes manifestations de la gauche radicale, difficiles à contenir au moment où les forces de sécurité seront mobilisées par les Jeux olympiques. Par ailleurs, la tentation sera grande de recourir à des ordonnances ou d’organiser un référendum autour d’un statut de l’immigration sur le fondement de l’article 11 de la Constitution afin de forcer la décision et de pousser Emmanuel Macron à la démission. La résistance ou l’effondrement de l’État de droit joueront un rôle majeur pour les marchés comme pour les démocraties alliées.
Les relations d’un gouvernement RN avec la haute fonction publique seront également scrutées. L’engagement de purges pour placer des militants à des postes stratégiques ou les démissions en chaîne de responsables à des postes sensibles de l’appareil régalien seraient immédiatement sanctionnés.
La relance économique prévue par le RN est indissociable d’une crise de la zone euro. L’instauration de la priorité nationale et de la double frontière comme le retrait du grand marché de l’énergie sont incompatibles avec le maintien dans l’Union européenne. Un gouvernement conduit par Jordan Bardella devra donc choisir très rapidement entre l’intégration dans le jeu européen, à l’instar de Giorgia Meloni, ou une stratégie de rupture inspirée de Viktor Orban.
Enfin, l’attitude vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine sera décisive pour les autres démocraties. Elle conditionnera le maintien du rang de la France comme un des piliers de leur défense face à la poussée de djihadistes et des empires autoritaires, ou son déclassement et sa marginalisation au sein de l’UE et de l’Otan, avec pour aboutissement une remise en question de son statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
Temps tragiques.
Emmanuel Macron a accéléré le déclin de la France jusqu’à le transformer en une crise existentielle.
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Chronique parue dans Le Point du 20 juin 2024