Le prochain gouvernement devra redresser les comptes publics s’il veut éviter la paupérisation du pays.
Au sein d’une année 2024 inédite par le nombre d’élections, l’Inde mobilise 968 millions d’électeurs pour le plus grand scrutin du monde. Au terme de six semaines de vote, il s’est achevé le 1er juin, et les résultats seront publiés le 4 juin. Son issue est décisive pour l’Inde et la nature de son régime, comme pour l’Asie confrontée à l’impérialisme de la Chine de Xi Jinping, et pour la démocratie face à l’offensive des empires autoritaires.
Narendra Modi est largement favori pour obtenir un troisième mandat. Il bénéficie de son charisme, sans équivalent depuis Nehru et Indira Gandhi, du décollage de l’Inde et de la restauration de son statut international, des « garanties Modi », qui assurent une aide alimentaire à 800 millions d’Indiens, subventionnent le gaz domestique et instituent la gratuité de l’assurance-santé. Pour autant, les élections législatives sont plus disputées que prévu pour le BJP, qui détient 303 des 543 sièges.
Une puissance incontournable autant qu’ambivalente
La campagne est très violente et polarisée. Elle a été placée sous le signe de l’affirmation de la nation hindoue par Narendra Modi, qui la présente comme un choix entre lui et le djihad. Il l’a lancée avec l’inauguration du temple de Ram, construit sur le site d’une mosquée du XVIe siècle détruite par des milices hindoues en 1992. Outre la colère contre l’inflation, le chômage et l’explosion des inégalités, l’opposition est portée par les craintes devant la transformation de l’Inde en démocratie illibérale ainsi que par la peur des 200 millions de musulmans, victimes de discriminations systématiques, de devenir définitivement des citoyens de seconde zone. Narendra Modi fixe en effet pour objectif à son parti d’obtenir une majorité des deux tiers des parlementaires afin de pouvoir modifier la Constitution.
Narendra Modi a promis de faire de l’Inde la 3e économie mondiale en 2027 et un pays développé en 2047, pour le 100e anniversaire de l’indépendance. L’Inde a de fait changé de dimension sous son leadership, devenant la 5e puissance économique devant le Royaume-Uni, l’ancienne puissance coloniale dirigée, pour quelques semaines encore, par un Premier ministre conservateur d’origine indienne, Rishi Sunak.
L’Inde est d’abord forte de sa démographie puisqu’elle est, depuis 2023, le pays le plus peuplé de la planète avec 1,428 milliard d’habitants, contre 1,425 milliard pour la Chine. L’activité progressera de 6 % par an au cours de la décennie, soit deux fois plus vite que chez son grand voisin. Elle est soutenue par l’unification du marché intérieur et l’ouverture du pays, par des coûts salariaux trois fois inférieurs à ceux de la Chine et par l’afflux des capitaux étrangers qui fuient le retour en force du maoïsme à Pékin. Elle s’appuie sur le dynamisme des services numériques, qui représentent 8 % du PIB, génèrent 90 milliards de dollars d’exportations et soutiennent la montée en puissance de l’industrie.
Simultanément, Narendra Modi a entrepris de repositionner l’Inde, avec pour ambition d’en faire à la fois un géant et le gourou du XXIe siècle. Il assume un multi-alignement résumé dans une maxime : « collaborer avec les États-Unis, gérer la Chine, cultiver l’Europe et rassurer la Russie ». L’Inde est, de fait, devenue une puissance incontournable autant qu’ambivalente.
Elle a assuré avec succès la présidence du G20 et déploie son influence dans les organisations internationales, revendiquant un statut de membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU. Elle s’affirme comme la championne du Sud global contre l’Occident tout en refusant l’alignement avec la Chine. Très proche de la Russie, avec laquelle elle est liée par un traité d’amitié depuis 1971, elle adhère au narratif de Moscou dans l’invasion de l’Ukraine et joue un rôle majeur dans le contournement des sanctions internationales. Mais elle se rapproche aussi de l’Occident pour contenir la Chine, qui a conquis 1 000 à 2 000 kilomètres carrés de son territoire dans le Ladakh, en participant au Quad, en resserrant ses relations avec les États-Unis, le Japon et l’Australie, en diversifiant ses achats d’armement vers les États-Unis et la France.
Un leadership autoritaire et populiste
Les engagements de Narendra Modi sur l’émergence de l’Inde et sa transformation en pays développé se heurtent à de nombreux obstacles. La population reste rurale à 68 % et vit, pour plus de la moitié, avec moins de 650 dollars par an. Les inégalités demeurent gigantesques puisque 1 % des Indiens détiennent 40 % de la richesse nationale. Le chômage est endémique, seuls 5 millions d’emplois étant créés alors que 12 millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail. Les finances de l’Inde montrent aussi une inquiétante fragilité avec un double déficit des comptes publics, à hauteur de 6 % du PIB et des comptes courants à hauteur de 3,5 % du PIB, sur fond d’une dette de 83 % du PIB. Surtout, le cycle de haute croissance pourrait être mis en péril par la déficience des infrastructures, le délabrement de l’éducation et de la santé, la pollution qui ravage les villes – New Delhi en tête –, la puissance d’une bureaucratie tentaculaire et corrompue qui a pour pendant un capitalisme de connivence.
La plus grande menace qui pèse sur l’Inde demeure cependant sa transformation en démocratie illibérale sous l’impulsion du leadership autoritaire et populiste de Narendra Modi. Il a établi un culte de la personnalité, réprimant l’opposition – jusqu’à créer de vives tensions avec les États-Unis et le Canada autour de l’accueil d’exilés persécutés. Il a assis son contrôle sur l’économie, la justice, l’Université et les médias, limitant drastiquement la liberté d’expression. L’élection de 2024 apparaît ainsi biaisée par l’emprisonnement des principaux leaders de l’opposition, par le débauchage des candidats adverses en position d’être élus, par l’extrême déséquilibre des financements – les fonds du BJP étant quatre à cinq fois supérieurs en raison de son alliance avec les milieux d’affaires – et, enfin, par le quadrillage du territoire et des routes par une police culturelle et religieuse constituée de milices hindouistes.
[…]
Lire la suite de l’éditorial sur lepoint.fr
Chronique parue dans Le Point du 30 mai 2024