Alors que la réforme de la justice rencontre une défiance historique, l’entêtement de Netanyahou compromet tant l’avenir que la sécurité du pays.
Israël célèbre ses 75 ans sous le signe d’une crise sans précédent de sa démocratie. La menace n’est plus extérieure, comme lors de sa naissance, en 1948, après la fermeture du golfe d’Aqaba, en 1967, ou lors de la guerre du Kippour, en octobre 1973. Elle est intérieure, liée à la volonté de Benyamin Netanyahou de réformer la justice pour la placer sous le contrôle du gouvernement. Le projet, suspendu en mars, a fait l’objet d’un premier texte, voté le 24 juillet, qui retire à la Cour suprême le pouvoir de censurer les lois jugées non raisonnables. Il devrait être suivi par l’instauration d’une tutelle de l’exécutif sur la nomination des juges, notamment des membres de la Cour suprême, ouvrant la voie à la légalisation des discriminations contre les Arabes israéliens, les femmes ou les laïcs.
La réforme a été adoptée en dépit de protestations inédites. Pour le 31e samedi consécutif, quelque 130 000 manifestants ont défilé, dont plusieurs dizaines de milliers après des marches de 70 kilomètres. Le patronat s’est mis en grève aux côtés du puissant syndicat Histadrout, tandis que les universitaires et les médecins arrêtaient le travail. Les startupers, qui assurent 15 % du PIB et 50 % des exportations, appellent à émigrer, tandis que la Banque centrale, les institutions financières et les agences de notation mettent en garde à propos de la dégradation de la signature financière du pays.
Surtout, plus de 10 000 réservistes, dont 1 100 pilotes, élite vitale pour la puissance militaire d’Israël, ont annoncé leur refus de continuer à servir un État qu’ils estiment ne plus être démocratique, ce qui a conduit les chefs de l’armée et des services de renseignements à s’inquiéter des risques majeurs qui en découlent pour l’indépendance et la sécurité nationales.
Rien n’a cependant infléchi la volonté de Benyamin Netanyahou de régler ses comptes avec l’institution judiciaire, avec l’appui des partis religieux extrémistes, qui entendent promouvoir un État théocratique et la création d’un Grand Israël par la systématisation de la colonisation. L’affrontement est désormais total entre deux conceptions irréductibles d’Israël, la première comme démocratie, la seconde comme nation ethnique et religieuse. Il est indissociable d’une crise existentielle de l’État juif.
Une démocratie illibérale en puissance
Israël n’a ni Constitution écrite, ni Sénat, ni Cour européenne de justice ou des droits de l’homme. Du fait du nécessaire alignement de l’exécutif et du législatif, le seul contrepouvoir réside dans la Cour suprême. Le désarmement de cette dernière, à défaut de transformer l’État juif en dictature, comme le soutiennent les opposants à la réforme, le rangerait dans le camp des démocraties illibérales. Surtout, le coup porté au contrat politique et social introduit une logique de guerre civile entre religieux et laïcs qui, à terme, représente une menace mortelle pour sa survie.
La crise compromet également le miracle économique qui a fait d’Israël la 4e économie la plus performante de l’OCDE, selon The Economist, et la 14e puissance mondiale pour le PIB par habitant, loin devant l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. En 2022, la croissance a atteint 6,5 % avec une inflation limitée à 4,4 %. Les comptes publics et courants affichent un double excédent de 0,5 % et 3,5 % du PIB. La dette publique est réduite à 63 % du PIB et les réserves de change s’élèvent à 200 milliards de dollars. La « start-up nation » est devenue l’un des leaders mondiaux des services numériques, de la cybersécurité, des biotechnologies et de l’armement. Enfin, quelque 24 milliards de mètres cubes de gaz ont été extraits des gisements de Méditerranée l’an dernier.
Mais cette réussite exceptionnelle est remise en question par l’onde de choc créée par la réforme de la justice. Le shekel et la Bourse de Tel-Aviv ont violemment décroché. Les capitaux fuient et les entreprises de la tech ont entrepris de délocaliser leurs investissements et leurs emplois. Le traumatisme est tel que 28 % des Israéliens se déclarent prêts à émigrer.
Il n’est pas jusqu’à la position internationale d’Israël qui ne se trouve affaiblie. Alors que l’État hébreu dépend de manière vitale des États-Unis pour son économie comme pour sa sécurité, Joe Biden a ouvertement condamné la réforme de la justice et refuse pour l’heure de recevoir Benyamin Netanyahou. Si les relations avec l’Égypte, la Jordanie, la Turquie, les Émirats arabes unis, Bahrein, le Maroc et le Soudan se sont améliorées, la normalisation avec l’Arabie saoudite est suspendue en raison de l’ascension des violences avec les Palestiniens. Simultanément, la situation stratégique d’Israël est fragilisée par la prochaine accession de l’Iran à l’arme atomique et par son renforcement en Syrie comme au Liban. Elle pourrait devenir critique si les capacités de Tsahal se trouvaient durablement diminuées par la fuite des talents et des compétences, notamment dans l’aviation et le renseignement.
La crise politique que traverse Israël donne raison à Alexis de Tocqueville, qui pensait que la première menace pour la démocratie était sa corruption intérieure, liée aux ambitions des hommes forts, aux risques de tyrannie de la majorité et au déchaînement des passions collectives. Au XXe siècle, ces passions furent dictées par le désir d’égalité ; au XXIe siècle, elles le sont par l’idolâtrie de l’identité. La tourmente souligne aussi les problèmes structurels de l’État hébreu : la démographie, avec l’explosion de la population arabe ; le système politique, que la proportionnelle intégrale met à la merci des extrémistes ; la division de la nation en deux peuples irréconciliables, laïc et religieux.
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Chronique du 10 août 2023