La loi de programmation militaire, définitivement adoptée, ignore les enseignements du Covid, de la défaite en Afrique et de la guerre en Ukraine.
La loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030 prévoit de mobiliser 413 milliards d’euros pour la défense de la France d’ici à la fin de décennie, soit une progression de 40 % par rapport aux 295 milliards engagés pour la période 2019 à 2025. Elle s’inscrit au confluent de deux évolutions. D’un côté, la rupture stratégique provoquée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui marque le retour de la guerre de haute intensité en Europe, l’ouverture d’une grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties, la sortie de la violence des institutions et des règles mises en place pour l’encadrer. De l’autre, la montée des contraintes financières sur la France, dont la dette publique dépasse 3 000 milliards d’euros, associée à une dégradation de l’image et une sévère perte de crédibilité de notre pays en Europe et dans le monde.
Dans ce moment critique, la LPM, faute d’avoir été préparée par une réflexion stratégique approfondie et accompagnée d’un débat public, manque sa cible. Le réinvestissement dans la défense reste limité par l’inflation. Il ne lance pas un véritable réarmement et ignore les enseignements de l’épidémie de Covid, de la défaite en Afrique et de la guerre en Ukraine.
L’impact de l’inflation
Les 413 milliards de dépenses planifiés par la LPM, exprimés en euros courants, seront fortement amputés par l’inflation. Sa prise en compte limite l’effort supplémentaire à 33 milliards d’euros, dont 13 milliards de ressources extrabudgétaires. L’impact de l’inflation était d’autant plus fort que le projet initial du gouvernement reportait l’essentiel de la progression sur le prochain quinquennat. Ce biais a été corrigé par le Sénat, qui a rééquilibré la trajectoire financière en augmentant de 2,7 milliards les dépenses à réaliser avant 2027.
D’importantes impasses subsistent cependant en l’absence de financement prévu pour les réserves, les opérations extérieures, les matériels transférés à l’Ukraine ou la sécurisation des Jeux olympiques de Paris. Au total, l’effort français pour la défense atteindra en 2025 le seuil fixé par l’Otan de 2 % du PIB, puis se stabilisera à ce niveau, alors que le Royaume-Uni le portera de 2,3 % à 2,5 % du PIB en 2030, la Pologne de 3 à 4 % du PIB, et l’Allemagne de 1,5 à 2 % du PIB en plus du fonds de rattrapage de 100 milliards d’euros.
Surtout, contrairement à nos alliés et à nos partenaires européens, la LPM ignore la rupture stratégique provoquée par la guerre d’Ukraine. Elle entend consolider le modèle d’armée hérité de la guerre froide et conçu pour les conflits asymétriques sans l’adapter à la guerre de haute intensité.
La ligne directrice de la LPM réside dans la modernisation de la dissuasion nucléaire à hauteur de 7 milliards d’euros par an, à travers le lancement d’une troisième génération de sous-marins et la rénovation des missiles M51.3 et ASMP. La priorité donnée à la dissuasion, qui absorbe 40 % du budget d’investissement, s’explique par le sous-investissement des années passées. Elle a pour contrepartie la compression des forces conventionnelles, tant en termes de masse que de technologie, créant le risque d’un contournement de la dissuasion par le bas.
Une fonte du cœur des forces
La LPM donne l’illusion d’une transformation des armées en regroupant des crédits pour afficher des priorités ambitieuses : 5 milliards pour le renseignement et 6 milliards pour le spatial ; 5 milliards d’euros pour combler le retard dans les drones ; 2 milliards pour les forces spéciales ; lancement de la construction d’un futur porte-avions nucléaire pour un coût total de 10 milliards avec les aéronefs ; 16 milliards pour la reconstitution des stocks de munitions ; 49 milliards dans la maintenance des équipements ; 4 milliards pour le cyber et 10 milliards en faveur des technologies de rupture, notamment l’hypervélocité et le quantique.
Mais sous ces annonces spectaculaires pointe une inquiétante fonte du coeur des forces. La cible des véhicules blindés Griffon, Jaguar et Serval est réduite de 30 % ; le nombre des chars Leclerc rénovés est abaissé de 200 à 160 ; les Rafale de l’armée de l’air sont ramenés de 185 à 137, et les A400M de 50 à 35 ; la flotte des frégates est limitée à 15, ce qui est notoirement insuffisant. Au total, les lacunes dans les domaines clés du transport stratégique, des hélicoptères, des drones, des systèmes antiaériens ou du renseignement intégré perdurent.
Elles sont amplifiées par la persistance de la faible disponibilité des équipements (65 % pour les blindés légers, 58 % pour l’artillerie, 58 % pour les hélicoptères, 59 % pour les frégates, 69 % pour les avions de combat, 52 % pour les systèmes de défense aérienne), par le manque d’entraînement (147 heures pour pilote de chasse contre 180 selon les normes Otan, 144 jours par pilote d’hélicoptère contre 200, 90 jours à la mer pour les bâtiments contre 100) et par les déficiences récurrentes du soutien, notamment du service de santé des armées. L’effort d’innovation est pour sa part limité à 1,4 milliard par an et occulte le domaine décisif de l’intelligence artificielle.
Raréfaction des compétences
L’industrie de défense est directement impactée par ce réarmement en trompe-l’oeil. L’appel à basculer dans une économie de guerre se heurte aux réductions de cible, qui accroissent l’incertitude. Et ce alors que le secteur est rudement touché par les difficultés d’accès aux matières premières et aux composants, par le retrait des financements bancaires, par les contraintes réglementaires, notamment la taxonomie européenne, et par la raréfaction des compétences. La vulnérabilité du secteur est ainsi illustrée par la déroute de la filière spatiale.
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Chronique du 20 juillet 2023