Fort de la croissance démographique et du décollage économique de son pays, Narendra Modi a l’ambition d’en faire le nouveau centre du monde.
Le XXI e siècle est celui de l’histoire universelle. Il est aussi celui de l’Asie, avec le basculement du monde de l’Atlantique vers le Pacifique. Mais sous la rivalité entre les États-Unis et la Chine pour le leadership mondial pointe l’émergence de l’Inde, ce troisième grand qui pourrait jouer un rôle décisif dans la confrontation entre Washington et Pékin. Car l’Inde a changé de dimension. Elle a célébré l’an dernier les 75 ans de son indépendance en devenant la cinquième puissance économique du monde, devant le Royaume-Uni qui est dirigé pour la première fois par un Premier ministre d’origine indienne, Rishi Sunak, événement salué par Narendra Modi en ces termes : « Nous laissons derrière nous ceux qui nous ont dirigés pendant 250 ans. »
Au moment où le système international se fragmente et où la guerre effectue un retour en force à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle assure la présidence du G20 avec pour point d’orgue le sommet de Delhi, en septembre prochain, qu’elle entend placer sous le signe de la construction d’un ordre mondial rééquilibré en faveur du Sud. Simultanément, elle a pris la tête de l’Organisation de coopération de Shanghai où elle cherche à imposer un agenda sécuritaire centré autour de l’intégrité territoriale, en réponse aux affrontements avec la Chine dans l’Himalaya
1,4286 milliard d’habitants
Le destin de l’Inde est plus que jamais déterminé par sa relation avec la Chine. En 1990, les deux géants étaient à égalité. Puis les Trente Glorieuses chinoises, marquées par une croissance moyenne de 9,5 % par an, ont creusé un impressionnant écart en portant le PIB par habitant à 12 720 dollars, contre 2 388 dollars en Inde. Mais le rapport de force est en passe de se rééquilibrer. L’activité ne progresse plus que de 3 % par an en Chine, en raison du déclin démographique, du krach immobilier, de la reprise en main de l’économie et de la société par le Parti communiste et de la défiance de la population liée à la gestion désastreuse de l’épidémie de Covid.
Au même moment, l’Inde décolle et connaît une forme de miracle économique qui devrait en faire la troisième puissance mondiale vers 2030. Elle est d’abord forte de sa démographie. Elle est devenue cette année le pays le plus peuplé de la planète avec 1,4286 milliard d’habitants, contre 1,4257 milliard pour la Chine. En 2050, elle comptera 1,668 milliard d’habitants, contre 1,317 milliard pour la Chine. Dès 2027, sa population active sera la plus nombreuse et elle continuera à augmenter jusqu’en 2055, ce qui en fera le principal réservoir de main-d’œuvre de la planète, appuyant sa stratégie de succéder à Pékin comme atelier du monde.
Sur le plan économique, les réformes engagées depuis la fin du XX e siècle ont permis à l’Inde d’échapper au piège du sous-développement en s’inscrivant dans la mondialisation. La croissance intensive a résisté à l’épidémie de Covid qui, en raison de la faiblesse du système de santé, a fait quelque 4,7 millions de morts, comme aux catastrophes climatiques. L’activité a progressé de 8,7 % en 2022 et la croissance atteindra 7 % en 2023 pour s’installer autour de 6 % par an au cours de la décennie, ce qui permettra d’absorber la hausse de la population active. Les gains de productivité, limités à 2 % par an, contre 4,1 % en Chine au cours des trente dernières années, ont bondi à 3,4 % par an quand ils revenaient à 1,2 % en Chine. L’inflation reste, par ailleurs, contenue à 8 %, notamment grâce aux importations de pétrole russe à prix cassé depuis la guerre d’Ukraine, New Delhi refusant d’appliquer les sanctions contre Moscou.
Le moment indien est porté par l’unification du marché intérieur, par l’ouverture progressive du pays (elle ne génère que 2 % des exportations mondiales, contre 15,2 % pour la Chine), par des coûts salariaux trois fois inférieurs à ceux de la Chine, mais aussi par la configuration géopolitique. En même temps qu’elle est devenue le deuxième partenaire de la Russie en Asie, l’Inde bénéficie de l’afflux des capitaux étrangers qui quittent la Chine et de la sécurisation des chaînes de valeur autour de la stratégie China Plus One. Elle s’appuie aussi sur le dynamisme d’une diaspora de plus de 28 millions de personnes, qui transfèrent 90 milliards de dollars par an vers leurs familles, ce qui rééquilibre la balance des paiements. Le décollage de l’Inde présente enfin l’originalité d’une révolution digitale qui précède l’industrialisation. Les services numériques représentent en effet 8 % du PIB et génèrent 90 milliards de dollars d’exportations. Ils servent d’appui à la montée en puissance de l’industrie autour de l’automobile, de la pharmacie – avec pour objectif de réduire la dépendance à Pékin à hauteur de 80 % pour les principes actifs –, des semi-conducteurs ou des smartphones.
Multi-alignement
Fort de la puissance démographique et du décollage économique de son pays, Narendra Modi a entrepris de repositionner l’Inde, avec pour ambition d’en faire non seulement une superpuissance à l’horizon 2047 pour le centenaire de son indépendance, mais aussi le gourou du XXI e siècle. Alors que la France se rêve en puissance d’équilibre, ce dont elle n’a ni les moyens ni la légitimité, l’Inde le fait sous la bannière du multi-alignement.
Tout en étant une démocratie, l’Inde partage avec la Chine, la Russie et les pays émergents la volonté de construire un monde postoccidental. Elle se pose en héraut du Sud pour dénoncer un système international jugé discriminatoire et non représentatif et appeler à un rééquilibrage des institutions multilatérales ainsi qu’à des transferts financiers et technologiques massifs du Nord pour lutter contre le réchauffement climatique. Elle communie avec Pékin dans le ressentiment contre les anciennes puissances coloniales. Très proche de la Russie, son partenaire à toute épreuve avec lequel elle est liée par un traité d’amitié depuis 1971, elle adhère au discours de Moscou sur la responsabilité de l’Otan dans l’invasion de l’Ukraine comme celle des sanctions occidentales dans les crises énergétique et alimentaire, ce qui n’empêche pas Narendra Modi d’affirmer que « le temps est moins que jamais à la guerre »
Mais elle se rapproche aussi de l’Occident pour contenir la Chine et son partenariat stratégique avec la Russie. Sur le plan diplomatique, elle participe au Quad (Quadrilateral Security Dialogue) et resserre ses relations avec les États-Unis, le Japon et l’Australie. Sur le plan militaire, au nom de sa souveraineté stratégique, elle associe réarmement – avec un budget passé de 49 milliards à 77 milliards de dollars en dix ans – et diversification, afin de s’émanciper de sa dépendance à la Russie, qui a fourni 86 % de son stock d’équipements militaires et soutient ses développements dans l’espace. Elle a récemment acheté aux États-Unis 31 drones de surveillance Reaper pour 3 milliards de dollars et à la France 36 avions de combat Rafale pour 8 milliards d’euros ainsi que des sous-marins Scorpène.
Pauvreté, pollution, corruption
Le décollage de l’Inde continue à se heurter à de nombreux obstacles. La population reste rurale à 68 %, entretenant la sous-productivité de l’agriculture. La pauvreté est endémique, plus de la moitié de la population vivant avec moins de 650 dollars par an, et les inégalités criantes puisque 1 % des Indiens les plus riches détiennent 33 % de la richesse nationale. Le chômage touche officiellement 8,2 % des actifs, mais dans la réalité beaucoup plus, du fait de l’importance de l’économie informelle. L’éducation demeure déficiente et seule 30 % d’une génération accède à l’enseignement supérieur, contre 64 % en Chine. Les finances de l’Inde montrent aussi une inquiétante fragilité avec un double déficit des comptes publics à hauteur de 6 % du PIB et des comptes courants à hauteur de 3,5 % du PIB. La dette publique atteint un niveau élevé (83 % du PIB), tout en restant soutenable pour être essentiellement domestique (96 %) et détenue en monnaie locale (97 %).
La plus grande menace pour l’installation pérenne de la croissance intensive découle de la déficience des infrastructures, illustrée par la catastrophe ferroviaire en Odisha qui a fait plus de 300 morts comme par le délabrement du système de santé qui ne représente que 3,9 % du PIB, contre 5,3 % en Chine, tout comme une bureaucratie tentaculaire et corrompue. L’Inde n’occupe ainsi que la 80 e place du classement de Transparency International. Les dérives de son capitalisme de connivence, fondé sur les liens incestueux entre les conglomérats et l’État, ont été une nouvelle fois soulignés par le scandale Adani (l’un des plus gros conglomérats de l’Inde, accusé de fraudes). Ultime talon d’Achille, l’Inde est le septième pays le plus exposé au changement climatique et ses grandes villes sont ravagées par la pollution. L’objectif affiché de la neutralité carbone en 2070 est fortement remis en question à la fois par le poids du charbon dans le mix énergétique (45 % et 75 % pour la production d’électricité) et par l’importance des investissements requis, estimés à 160 milliards de dollars par an d’ici à 2030.
Ambitions impériales
Le point le plus critique de la trajectoire de l’Inde au XXI e siècle est à chercher dans son lien à la démocratie. Le basculement autoritaire sous le leadership populiste de Narendra Modi se traduit par la répression de l’opposition, marquée par la condamnation de Rahul Gandhi, chef du parti du Congrès, à deux ans de prison et au retrait de son mandat de député, par la tutelle instaurée sur la Cour suprême, par l’encadrement des médias et la restriction de la liberté d’expression. Simultanément, Narendra Modi s’affiche en homme fort et n’hésite pas à mettre en scène sa proximité avec Xi Jinping, Vladimir Poutine, Mohammed ben Salmane ou Lula. Il a établi un culte de la personnalité et promeut un modèle de nation ethnique et religieuse, qui ravale les 200 millions de musulmans indiens au statut de citoyens de seconde zone, privés de documents d’identité ou d’aides sociales. Et ce quitte à fragiliser la démocratie, à déchaîner les violences et à faire le jeu des hautes classes. Il n’hésite pas à légitimer la propagande des ultranationalistes hindous qui partagent avec leurs homologues chinois et russes les ambitions impériales, visant à la réunification d’une grande Inde qui engloberait le Pakistan, le Népal, le Sri Lanka et le Myanmar.
Sur le plan international, la diplomatie du multi-alignement entre les empires autoritaires et l’Occident devient de plus en plus difficile à tenir, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la vassalisation de cette dernière par la Chine à laquelle elle est liée par l’accord de partenariat stratégique du 4 février 2022. Le dilemme se fait de plus en plus présent entre la volonté de revanche sur les conquêtes musulmanes du Moyen Âge, la colonisation des Européens à partir du XV e siècle puis l’appartenance à l’Empire britannique jusqu’en 1947, d’une part, et la nécessité d’endiguer la Chine en voie d’annexer la Russie qui impose une alliance avec l’Occident, d’autre part.
[…]
Lire la suite de l’éditorial sur lepoint.fr
Chronique du 13 juillet 2023