En comparant la situation, au lendemain de la rébellion de Wagner, à celle de 1917, le président a acté sa défaite et le risque d’éclatement du pays.
La mutinerie éclair du groupe Wagner, dirigé par Evgueni Prigojine, semble donner raison à Winston Churchill, pour qui « la Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme ». De la prise de contrôle de Rostov-sur-le-Don, quartier général de l’armée russe opérant en Ukraine, à la médiation d’Alexandre Loukachenko, l’autocrate biélorusse affidé de Vladimir Poutine, en passant par la marche sur Moscou interrompue in extremis sans avoir rencontré d’opposition, tout semble à la fois surréaliste et manipulé.
Pourtant, sous l’ombre pointe la lumière et sous la confusion émergent certaines vérités. Alors que l’effet de sidération des démocraties occidentales sur lequel tablait Vladimir Poutine en envahissant l’Ukraine a fait long feu, la guerre se retourne désormais contre le régime qu’il a engendré, fissurant les deux piliers sur lesquels il repose : la terreur et la violence. La rébellion des miliciens de Wagner a mis fin au mythe de l’invulnérabilité de Vladimir Poutine. Elle a souligné la fragilité de son pouvoir en mettant en lumière la division des forces de sécurité, qui constituent la colonne vertébrale du régime, comme l’absence de réel soutien des élites et de la population russes. Elle a aussi percé le mur de la propagande.
Ainsi, Vladimir Poutine, contredisant toutes ses précédentes déclarations, a admis que le groupe Wagner était l’émanation du pouvoir russe, qui lui a versé près d’un milliard d’euros depuis un an, et son bras armé en Ukraine, en Syrie et en Afrique. En formant le voeu que les détournements de fonds soient restés limités, il a avoué la corruption endémique qui sévit à Moscou. Surtout, en comparant la situation de la Russie de 2023 à celle de 1917, il a acté à la fois sa défaite militaire et le risque de guerre civile qui pourrait aboutir à une révolution et remettre en question l’unité de la Fédération de Russie.
L’incompétence du commandement
Evgueni Prigojine, pour sa part, a ouvert les yeux aux Russes sur la réalité de la guerre d’Ukraine. Il a établi que le gouvernement de Kiev n’est pas aux mains de nazis mais de patriotes. Il a rappelé que la responsabilité de cette guerre atroce et absurde, qui n’a rien à voir avec une opération militaire spéciale, n’incombait nullement à l’Occident mais au seul Vladimir Poutine. Il a souligné la médiocrité des performances de l’armée russe, minée par l’incompétence de son commandement, par les lacunes de son organisation et de son équipement, par la démotivation de ses soldats.
La vraie-fausse tentative de coup d’État-rébellion éclaire d’un jour cru l’impasse dans laquelle la guerre d’Ukraine a enfermé la Russie. Le désastre est démographique, avec une surmortalité de 3 millions de personnes depuis l’épidémie de Covid, à laquelle s’ajoute l’exil de plus d’un million de jeunes qualifiés. Il est économique avec l’enlisement dans la récession et l’effondrement de l’industrie, privée de composants et de pièces de rechange, des capitaux et des technologies de l’Occident.
Il est politique avec la montée des tensions dans les Républiques périphériques, qui ont fourni la majorité des soldats mobilisés en Ukraine et subissent l’essentiel des pertes. Il est stratégique avec la naissance d’une démocratie ukrainienne ancrée en Europe, le réarmement de l’Allemagne et du Japon, le réveil de l’Union et son émancipation du gaz russe, le réengagement des États-Unis en Europe, la résurrection de l’Otan et son élargissement à la Finlande et à la Suède, enfin la vassalisation de la Russie par la Chine.
Menaces d’escalade
Pour autant, Vladimir Poutine est d’autant plus dangereux qu’il est aux abois. À défaut de disposer d’une stratégie de sortie de crise, il va tenter de reprendre la main en durcissant sa posture tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. S’inspirant de Recep Erdogan après l’échec de la tentative de putsch de juillet 2016, il devrait étendre les pouvoirs du FSB, qui reste la dernière base de son autocratie, engager des purges massives dans l’appareil d’État et les services de sécurité, visant notamment le général Sergueï Sourovikine et le GRU, qui a donné naissance à Wagner en 2015, renforcer enfin la répression de l’opposition dans la perspective de l’élection présidentielle de 2024.
Le grand désarroi des troupes russes en Ukraine sera contrebalancé par l’intensification des bombardements contre les populations civiles mais aussi les menaces d’escalade, tant géographique que militaire avec le chantage nucléaire. Enfin, la Russie va jouer son va-tout et engager toutes ses capacités de désinformation pour tenter de peser sur les élections présidentielles américaines, en favorisant Donald Trump, comme sur les élections au Parlement européen, en soutenant et finançant les partis extrémistes.
Mobiliser les nations libres
La rébellion de la milice Wagner confirme la vulnérabilité des empires autoritaires, qui sont surtout forts de la pusillanimité des démocraties. Mais il convient moins encore de sous-estimer la menace existentielle que la Russie de Vladimir Poutine fait peser sur l’Europe que de surestimer sa puissance. L’heure est plus que jamais à la mobilisation des nations libres. Le soutien militaire et financier à l’Ukraine doit être renforcé, accéléré et inscrit dans la durée, afin de donner à Kiev les moyens de faire la décision, notamment en disposant de la supériorité aérienne. Simultanément, il faut organiser la reconstruction du pays, dont le coût est estimé entre 400 et 1 000 milliards d’euros. La condition de la victoire militaire comme de la reconstruction réside dans son intégration dans l’Union européenne à terme rapproché et dans un signal très clair, lors du prochain sommet de Vilnius, concernant sa vocation à rejoindre l’Otan.
Pour l’Union européenne, la guerre d’Ukraine constitue une occasion unique de se repenser autour de la sécurité et de la souveraineté, mais surtout de renouer avec ses valeurs et de faire la preuve de sa volonté de les défendre. Ni l’Europe, ni les États-Unis n’ont intérêt à l’éclatement de la Russie, au risque d’une dispersion de son arsenal de 6 400 têtes nucléaires. Mais il est impératif de rétablir une capacité de dissuasion crédible face à Moscou pour interdire toute nouvelle agression.
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Chronique du 8 juillet 2023