La diminution du volume et de la qualité du travail a des effets dévastateurs sur le modèle économique et social français. Quelles voies pour y remédier ?
La crise du travail joue un rôle central dans l’effondrement du modèle économique et social français hérité des Trente Glorieuses. Elle se traduit en premier lieu par quarante années de chômage de masse. La France compte 5,4 millions de chômeurs ; le taux d’inemploi s’élève à 7,2 % de la population active et n’a jamais été inférieur à 7 % depuis 1977. Notre pays constitue une exception au sein des pays développés puisque le taux de chômage est limité à 4,9 % dans l’OCDE, 3,4 % aux États-Unis, 3,7 % au Royaume-Uni et 2,9 % en Allemagne.
Les dysfonctionnements du marché du travail sont quantitatifs mais aussi qualitatifs. Les incitations au travail non qualifié ont débouché sur une stagnation de la productivité. La désindustrialisation et la révolution numérique ont déstabilisé le salariat et amplifié la polarisation des emplois, générant une multitude de postes de travail précaires et mal rémunérés ainsi qu’un niveau anormalement élevé des accidents du travail.
Puis la pandémie et les confinements ont créé un malaise existentiel. La recherche de sens s’est imposée comme une priorité, faisant du travail un moyen et non pas une fin en soi, remettant profondément en cause le rapport à l’entreprise, au collectif et au bureau. Le besoin d’épanouissement personnel et le désir d’autonomie se sont affirmés, entraînant la remise en cause des CDI au profit des CDD ou le désintérêt pour les métiers de la fonction publique, notamment ceux de la santé et de l’éducation, où se conjuguent perte de la mission, décro chage des rémunérations, carcan bureau cratique et extrême centralisation. Les inégalités se sont creusées entre les travailleurs en première et deuxième ligne d’un côté et les bénéficiaires du télétravail de l’autre.
L’arrêt puis le redémarrage brutal de l’économie ont provoqué non pas une grande démission mais une immense rotation.
Les effets du dérèglement du marché du travail sont dévastateurs. L’installation d’un chômage permanent a corrompu l’économie et la société. Elle explique la chute de la croissance potentielle de 4,2 % à 0 % depuis les années 1970. La disparition des gains de productivité, indissociable du fait qu’un salarié sur deux ne dispose pas des compétences requises pour remplir le poste qu’il occupe, est responsable de la stagnation des revenus comme de l’effondrement de la compétitivité, dont témoigne le déficit commercial historique de 164 milliards d’euros, soit 7 % du PIB. La diminution du volume et de la qualité du travail débouche sur la paupérisation de la population, la richesse d’un Français étant désormais inférieure de 15 % à celle d’un Allemand. Elle alimente aussi l’exclusion.
La diminution récente du chômage ne doit pas faire illusion. Elle reste limitée, puisque le chômage français demeure deux fois supérieur à la moyenne des grands pays développés. Surtout, elle doit beaucoup au déversement des fonds publics dans le cadre de la stratégie du « quoi qu’il en coûte », qui a dopé la consommation, maintenu en vie des entreprises zombies et subventionné massivement l’emploi des jeunes à travers l’apprentissage.
Or deux chocs vont entraîner une nouvelle dégradation du marché du travail. Le premier est conjoncturel : le ralentissement de la consommation lié à la baisse du pouvoir d’achat, à la réduction des marges des entreprises, à la remontée des taux d’intérêt, à la diminution – sauf en Allemagne – des politiques de soutien aux entreprises et aux ménages implique une hausse du chômage qui tendra vers 7,5 % en 2023 et 8,2 % en 2024. Le deuxième est structurel : la technicisation accélère la polarisation des emplois ; l’intelligence artificielle bouleverse l’ensemble des métiers, y compris ceux à forte valeur ajoutée ; enfin, la compétition internationale est appelée à se durcir avec l’éclatement de la mondialisation et l’instauration d’un climat de guerre économique.
Le travail, qui constitue le facteur de production décisif dans une économie de la connaissance, doit être érigé en priorité de la politique économique mais aussi repensé à la lumière des grandes transformations de l’économie et de la société.
Le meilleur antidote au chômage, c’est l’augmentation de l’emploi, notamment celui des jeunes et celui des seniors. Pour cela, l’effort de correction des surcoûts, des rigidités et de la complexité réglementaire propres à la France mérite d’être accé léré, et ce d’autant que les nouvelles générations aspirent légitimement à plus de flexibilité et moins de contrôle. Cela suppose de réorienter vers le travail l’État providence, qui absorbe 34 % du PIB. Une nouvelle donne a par ailleurs vocation à émerger en matière de partage de la valeur et de gouvernance des entreprises, faisant une large place aux salariés tout en garantissant que la production et la profitabilité précèdent la redistribution.
La solution à la chute de la productivité demeure l’investissement dans l’éducation, indissociable de la réforme radicale d’un système qui absorbe 6,2 % du PIB pour rejeter un jeune élève sur cinq sans qu’il sache ni lire, ni écrire, ni compter. Il n’y aura pas de « grand remplacement » des hommes par les robots si l’interaction avec les machines se perfectionne et que l’on met fin à la prime aux emplois déqualifiés par la progressivité des charges et la dévalorisation des diplômes. Enfin, c’est moins la valeur que le sens du travail qui mérite d’être réhabilité, en promouvant un capitalisme de mission plutôt que de prédation, de projet plutôt que de procédure, de mobilisation plutôt que de contrôle.
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