La coopération avec le Royaume-Uni mérite d’être réactivée dans les secteurs stratégiques comme la santé, l’énergie ou la défense.
Alors qu’il s’apprête à couronner Charles III le 6 mai prochain, le Royaume-Uni traverse l’une des pires crises de son histoire. De manière symbolique, Rishi Sunak, d’origine indienne, accède à la fonction de Premier ministre au moment même où le PIB de l’Inde, pour la première fois depuis le début du XVIIIe siècle, dépasse celui de son ancien colonisateur. Sa mission paraît impossible. Il doit en effet tenter de surmonter non seulement les séquelles de la panique financière déclenchée par Liz Truss, mais surtout l’impasse dans laquelle le Brexit a plongé Albion. Et ce avec une légitimité contestée au sein du Parti conservateur par les partisans de Boris Johnson et la perspective d’élections législatives en 2024 pour lesquelles le Labour de Keir Starmer est crédité d’une confortable avance.
Deux ans après la sortie effective de l’Union, l’économie britannique a perdu 5,2 points de croissance depuis 2016 et reste la seule au sein du G7 à n’avoir pas retrouvé le niveau de production d’avant l’épidémie de Covid. Les pertes de parts de marché à l’export atteignent 13,6 % et les investissements étrangers sont en recul de 13,7 %. La City a été reléguée derrière la place financière de Paris et la fuite des activités financières ainsi que des emplois à haute valeur ajoutée s’accélère. L’accueil des étudiants étrangers s’effondre, réduit à 30 000 contre 67 000 en 2020, ce qui représente une perte de 3 milliards de livres pour le pays. Liz Truss a enfin refermé sur le Royaume-Uni le piège de la dette, dont la charge atteint 5 % du PIB.
Les Britanniques sont étranglés par l’inflation, qui dépasse 10 % par an, et se trouvent ramenés aux années 1970, où plus rien ne fonctionnait. Le niveau de vie va baisser de plus de 7 % d’ici à 2024 du fait de l’explosion de la facture énergétique et alimentaire ainsi que de la montée des taux d’intérêt. Le NHS compte près de 7 millions de patients en attente de traitement et la surmortalité liée à la saturation des urgences touche 300 à 500 personnes par semaine en raison de la pénurie de soignants. Les grèves se multiplient dans les transports, la santé, la poste, le traitement des déchets ou la justice.
Enfin, la nation se décompose avec la volonté de l’Écosse d’organiser un second référendum sur l’indépendance en octobre 2023 et la poussée du mouvement en faveur de la réunification en Irlande du Nord, où les catholiques sont désormais majoritaires et où le Sinn Fein a remporté nettement les élections de mai 2022.
Les raisons profondes de ce naufrage ne sont à chercher ni dans l’épidémie de Covid ni même dans l’absurde embardée de Liz Truss, mais dans le Brexit. Il a cassé le modèle gagnant qui faisait du Royaume-Uni la tête de pont pour les investissements et les opérations avec l’Union européenne sans lui apporter d’alternative. Le projet de « Global Britain » se réduit à un slogan électoral. Le Royaume-Uni ne possède ni le dollar, ni la puissance financière, ni l’extraterritorialité du droit des États-Unis. Le projet d’importer le système de Singapour sur la Tamise par la baisse des impôts, la déréglementation et le démantèlement de l’État-providence a été tué dans l’œuf par Liz Truss. L’espoir de substituer les grands émergents à l’Europe comme partenaires privilégiés est voué à l’échec par la restructuration de la mondialisation autour de blocs régionaux, tandis que la division de l’Europe constitue un contresens historique face à la menace existentielle que fait peser sur elle la Russie de Vladimir Poutine.
Les Britanniques sont sortis du déni et ont désormais une claire conscience du désastre : 56 % regrettent le Brexit contre 32 % qui le soutiennent encore. Pour autant, ni le gouvernement, ni l’opposition, ni le patronat, ni les syndicats ne militent pour le retour en arrière, pas plus que l’Union européenne. … … Le Royaume-Uni comme l’Union vont donc devoir vivre avec le Brexit tout en le vidant de son venin. Il existe un puissant intérêt à le faire des deux côtés. Le Royaume-Uni est promis à une longue stagflation et à la paupérisation s’il ne renoue pas rapidement avec son premier partenaire commercial. De son côté, l’Union, qui figure parmi les grands perdants de la guerre en Ukraine, serait encore plus fragilisée si l’instabilité gagnait le Royaume-Uni.
Compte tenu de l’ampleur des risques économiques, financiers, climatiques, politiques et stratégiques qui pèsent sur l’Europe, il est temps que la raison et le sens du compromis prennent le pas sur les passions. L’urgence consiste à trouver un accord sur le statut commercial de l’Irlande du Nord. De même, la circulation des biens et des personnes devrait être simplifiée et les échanges rétablis dans le domaine de l’éducation et la recherche. La coopération mérite surtout d’être réactivée dans les secteurs stratégiques, comme la santé ou l’énergie, ainsi qu’en matière de sécurité et de défense.
La France dispose d’une responsabilité particulière. EDF est en effet en charge des projets de centrales d’Hinkley Point et de Sizewell. Les intérêts français et britanniques de sécurité sont largement alignés du fait d’une même vision mondiale – qui intègre l’Indopacifique –, de l’exercice de la dissuasion nucléaire, d’une culture opérationnelle des armées, de la réussite des programmes industriels communs – ce qui n’est pas le cas avec l’Allemagne. La dégradation de la sécurité de l’Europe provoquée par la guerre en Ukraine et le conflit engagé par la Russie contre les démocraties commandent de surmonter le traumatisme né du traité Aukus et de la liquidation du marché des sous-marins australiens pour relancer la coopération militaire franco-britannique à travers un second traité de Lancaster House.
Winston Churchill rappelait qu’« il faut prendre l’événement par la main avant qu’il ne vous saisisse à la gorge ». Ne rééditons pas les erreurs des années 1930 face aux totalitarismes du XXe siècle. Utilisons la tragédie de l’invasion de l’Ukraine pour remettre en ligne de bataille toutes les démocraties européennes face aux tyrannies du XXIe siècle.
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