Énergie, défense, Chine… Paris et Berlin enchaînent les contentieux. Même si les deux pays ne peuvent s’offrir le luxe d’une brouille durable.
Emmanuel Macron et Olaf Scholz se sont emparés du soixantième anniversaire du traité de l’Élysée pour célébrer à la Sorbonne la cohésion retrouvée de la « locomotive franco-allemande » et son rôle moteur pour une refondation de l’Europe placée sous le signe de la souveraineté. Derrière la mise en scène des retrouvailles, il reste que l’heure n’est plus à la réconciliation entre Berlin et Paris. Et que ce divorce intervient au pire moment pour l’Europe, que l’invasion de l’Ukraine déstabilise profondément au plan économique, stratégique, politique et moral.
La relation franco-allemande n’a jamais été ni naturelle ni équilibrée. Le traité de l’Élysée fut d’emblée vidé de son sens par le préambule ajouté par le Bundestag, qui conduisit le général de Gaulle à souligner, le 2 juillet 1963, que « les traités sont comme les jeunes filles et les roses : ça dure ce que ça dure ! ». La fragile balance de ces deux pays aux antipodes a été définitivement rompue par l’effondrement de l’URSS et la réunification de l’Allemagne. À la notion sentimentale de couple qui domine à Paris répond le concept fonctionnel d’axe ou de moteur en vigueur à Berlin. Aux discours lyriques et abstraits s’oppose la défense acharnée des intérêts économiques, en vertu du principe que ce qui est bon pour l’Allemagne est bon pour l’Europe
La guerre d’Ukraine n’a fait que jouer le rôle de révélateur de conflits accumulés et masqués depuis de longues années. Entre Paris et Berlin n’existent plus que des contentieux. Sur l’énergie, où l’Allemagne, largement responsable de la dépendance de l’Union à la Russie, s’oppose à la réforme du grand marché de l’électricité, au plafonnement effectif du prix du gaz, tout en poursuivant son travail de sape contre le nucléaire.
Sur la lutte contre l’inflation à la suite du plan de soutien allemand qui mobilise 8 % du PIB, principalement au bénéfice des entreprises, ce qui crée une distorsion de concurrence dévastatrice au sein du grand marché. Sur la stratégie monétaire de la BCE et la gestion des États surendettés de la zone euro. Sur le protectionnisme américain mis en place par l’IRA (Inflation Reduction Act), qui mobilise 430 milliards de dollars et constitue une arme de relocalisation massive des activités aux États-Unis, et auquel Berlin refuse de riposter par des mesures de sauvegarde du grand marché et des investissements européens. Sur la Chine, premier partenaire commercial de Berlin, qui entend ignorer sa dérive totalitaire et préserver à tout prix son commerce avec elle, y compris en lui affermant une partie du port de Hambourg. Sur la défense avec la priorité donnée aux équipements américains pour effectuer le réarmement de l’Allemagne (F-35, Poseidon, SpaceX). Sur la sécurité de l’Europe, avec la volonté de Berlin de se repositionner comme le premier partenaire conventionnel des États-Unis et la principale plateforme de l’Otan à l’horizon 2030, ou encore l’annonce unilatérale d’un dôme antimissile couvrant l’Europe orientale. Sur la vision du changement d’ère (Zeitenwende), développée par Olaf Scholz, qui repose sur une Union élargie à 30 ou 36 pays, gouvernée à la majorité qualifiée et alignée sur les États-Unis.
L’éloignement entre Paris et Berlin doit certes à la mésentente entre Emmanuel Macron et Olaf Scholz, dont les personnalités sont peu compatibles, comme à leur faiblesse politique inhérente à la majorité relative d’un côté du Rhin, à une coalition hétéroclite et divisée de l’autre. Mais il renvoie surtout à des facteurs structurels et durables. Alors que les crises se multiplient – choc énergétique, stagflation, vagues migratoires, menace des empires autoritaires, dérèglement climatique… –, les deux modèles nationaux, mercantilisme allemand et décroissance par la dette française – sont caducs et exigent une difficile réorientation. Surtout, la divergence s’est creusée entre les deux pays, la surpuissance de l’Allemagne réunifiée contrastant avec le déclassement de la France, qui a perdu la maîtrise de son destin et dépend de l’Allemagne pour assurer le financement de sa dette publique.
Si rien ne va dans le couple franco-allemand, c’est d’abord parce que plus rien ne marche en France, devenue un pays du sud de l’Europe avec les coûts d’un pays du Nord. Le PIB par habitant, égal en 2000, est désormais inférieur de 15 % dans notre pays. L’industrie ne représente que 12 % du PIB contre 23 % en Allemagne. Le chômage est plus du double (7,3 % contre 3,1 %). La dette publique est sortie de tout contrôle à 113,5 % du PIB contre 69 % du PIB. Le déficit commercial culmine à 160 milliards d’euros alors que l’Allemagne dégage un excédent supérieur à 100 milliards. Les services de base de la santé, de l’éducation, des transports et de la sécurité s’effondrent alors qu’ils restent performants outre-Rhin.
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