Forte d’atouts majeurs, l’Inde de Narendra Modi sera l’une des nations décisives pour l’histoire universelle du XXIe siècle.
Au moment où la Chine de Xi Jinping est en proie à de violentes émeutes à la suite de la stratégie « zéro Covid » et voit chuter sa croissance, l’Inde de Narendra Modi célèbre les 75 ans de son indépendance en s’affirmant comme un nouveau grand. Elle est devenue la cinquième puissance économique du monde, devant le Royaume-Uni dirigé pour la première fois par un chef de gouvernement d’origine indienne, Rishi Sunak. Elle va assurer la présidence du G20 qu’elle entend placer sous le signe du rééquilibrage du système international en faveur du Sud global et d’une accélération de la transition climatique par l’organisation de transferts financiers et technologiques des pays développés.
L’Inde est d’abord forte de sa démographie. Elle s’apprête à devenir en 2023 le pays le plus peuplé de la planète et comptera, en 2050, 1,668 milliard d’habitants contre 1,317 milliard pour la Chine. Dès 2027, sa population active sera la plus nombreuse, appuyant sa stratégie de succéder à Pékin comme atelier du monde. Elle dispose enfin d’une diaspora de plus de 28 millions de personnes, qui transfèrent 90 milliards de dollars par an vers leurs familles ce qui rééquilibre la balance des paiements.
Sur le plan économique, les réformes engagées depuis la fin du XXe siècle ont permis à l’Inde de s’inscrire dans la mondialisation et d’échapper au piège du sous-développement. La croissance intensive a résisté à l’épidémie de Covid qui, en raison de la faiblesse du système de santé, a fait officiellement 530 000 morts mais dans la réalité quelque 4,7 millions, comme aux catastrophes climatiques. L’activité progressera de 8,7 % en 2022 et 7 % en 2023, puis autour de 6 % par an au cours de la décennie, ce qui permettra d’absorber la hausse de la population active. Le déficit des finances publiques, qui atteint 9,4 % du PIB en 2022, et des comptes courants, qui s’établit entre 2 % et 3 % du PIB, reste soutenable.
La montée en puissance de l’économie indienne se poursuit donc en dépit de l’inflation, notamment de l’alimentation qui représente 30 % des dépenses des ménages, et de la crise énergétique dans un pays qui importe 80 % de sa consommation d’hydrocarbures.
S’adossant à la puissance démographique et au décollage économique de son pays, Narendra Modi a entrepris de le repositionner comme leader du Sud global, au service d’un nouvel ordre mondial. Alors que la France se rêve en puissance d’équilibre, l’Inde le réalise sous la bannière de l’autonomie stratégique et du multi-alignement. Tout en étant une démocratie, elle partage avec la Chine et la Russie la volonté de construire un monde post-occidental face à un système jugé inégalitaire, discriminatoire et non représentatif. Tout en revendiquant la richesse de sa civilisation et sa primauté régionale, elle s’affirme comme le porte-parole des émergents au sein du G20 ou des COP. Tout en affirmant à Bali que « le temps est moins que jamais à la guerre », elle refuse d’appliquer les sanctions, développe ses échanges avec la Russie, reprend le narratif de Moscou qui impute la responsabilité du conflit à l’extension de l’Otan et celle de la crise alimentaire aux sanctions occidentales.
L’Inde sera l’une des nations décisives pour l’histoire universelle du XXIe siècle. Elle doit certes surmonter son déficit d’infrastructures, le poids de la bureaucratie et de la corruption, les tensions avec les 200 millions de musulmans, la situation très tendue au Cachemire. Mais elle possède des atouts majeurs. Elle est la seule nation qui dominera la Chine au plan démographique. Elle bénéficiera directement de la fermeture économique et idéologique de Pékin. Elle peut s’appuyer sur un formidable réservoir de main-d’œuvre, la maîtrise de l’anglais, une forte spécialisation numérique, une montée en gamme de son industrie, une diaspora dynamique et talentueuse, soit autant d’atouts qui en feront la troisième économie mondiale à l’horizon 2030. Enfin, son combat pour une réforme de l’ONU et des institutions de Bretton Woods prenant en compte les évolutions démographiques et économiques est très largement soutenu par le Sud global.
Pour tenir ses promesses, l’Inde devra continuer à se réformer tout en confortant son statut de démocratie. Elle doit éviter de contribuer, au nom de sa volonté de revanche contre les puissances coloniales, à faire émerger un système mondial qui serait dominé par le totalitarisme chinois. Sans prendre la forme d’une alliance, un réalignement avec l’Occident est inévitable. Les États-Unis comme l’Europe doivent donc placer l’Inde au cœur de leur stratégie indo-pacifique. Sans elle, il ne peut y avoir ni endiguement efficace de la Chine, ni gestion des crises planétaires, à commencer par le réchauffement climatique.
(Chronique parue dans Le Figaro du 5 décembre 2022)