La Coupe du monde de football au Qatar met en lumière la métamorphose de cette région. Mais la zone n’est pas sans risques.
L’organisation de la Coupe du monde par le Qatar, qui a investi plus de 200 milliards de dollars dans l’événement, contre 11 milliards pour la Russie, en 2018, et 15 pour le Brésil, en 2014, couronne la stratégie d’influence de l’émirat. Fondée sur le plan Vision 2030, qui met les recettes gazières au service de la diversification de l’économie et des investissements dans l’économie européenne et le sport, via le fonds souverain du pays, elle a permis de surmonter tant le blocus mis en place par ses voisins du Golfe, de 2017 à 2021, que l’épidémie de Covid-19.
Le Qatar a concentré les critiques, depuis l’attribution du Mondial, en 2010, à un pays de 11 600 kilomètres carrés en grande partie désert, sans tradition footballistique ni expérience des compétitions planétaires. Elles ont mêlé les accusations de corruption de la Fifa, la dénonciation du déplacement du tournoi à la fin de l’année, les critiques sur les conditions de travail des travailleurs migrants, la violation des droits humains ou les atteintes à l’écologie. Pour fondés que soient certains de ces reproches, force est de constater qu’ils émanent principalement d’Europe, que la perversion du football par l’argent a précédé les investissements qatariens et que, de l’Argentine, en 1978, à la Russie, en 2018, la Coupe du monde s’est souvent déroulée dans des pays et sous des régimes ayant un rapport aux droits de l’homme encore plus distants que le Qatar. Surtout, cette première Coupe du monde organisée dans le monde arabe, qui compte 440 millions d’habitants, se déroule parfaitement. Elle est accueillante et simple d’accès pour les supporteurs du Moyen-Orient, d’Asie ou d’Afrique. Elle peut même se révéler parfois comme un espace de liberté, ainsi que l’a montré l’équipe d’Iran.
Au-delà du Qatar, la Coupe du monde souligne les transformations en cours dans le golfe Persique. Alors que la récession gagne la planète, la région affiche la plus forte croissance mondiale, qui provient de l’envol de la demande et des prix des hydrocarbures, en raison de la crise énergétique provoquée par la guerre en Ukraine. Elle a permis à l’Opep, conduite par l’Arabie saoudite et adossée à la Russie, de restaurer son pouvoir de marché, qui repose sur une production de 45,6 millions de barils par jour, représentant 62 % de la production mondiale. La deuxième transformation réside dans l’immobilier, porté par l’afflux des capitaux russes et chinois. La troisième est fournie par la finance et l’attractivité pour nombre de fonds d’investissement, en raison d’une fiscalité très favorable. Le modèle économique, qui reposait sur la rente des hydrocarbures et se trouve condamné à terme par la diminution programmée des réserves comme par l’impératif de la transition écologique, est entré en conversion. Les recettes pétrolières sont désormais réinvesties en priorité dans la diversification et l’amélioration de la productivité des économies nationales, notamment via la technologie. La transition énergétique est engagée, l’Arabie saoudite prévoyant de porter sa capacité électrique de 85 GW à 140 GW en 2030, dont la moitié d’origine renouvelable.
Le Golfe offre notamment des conditions exceptionnellement favorables pour le solaire. La modernisation touche aussi les sociétés, avec la prise de distance avec le fondamentalisme islamiste, l’allègement des contraintes religieuses, le progrès dans le statut des femmes – dont le taux d’emploi, en Arabie saoudite, a doublé en cinq ans et atteint 35 % –, l’ouverture aux talents et aux investissements étrangers. L’ultime évolution est stratégique, marquée par le rapprochement des pays du Golfe et leur autonomie croissante, notamment envers les États-Unis. Elle a été symbolisée par la décision de l’Arabie saoudite en octobre dernier, avec l’accord de la Russie, de diminuer sa production de 2 millions de barils par jour, afin de protéger les prix du pétrole, en opposition frontale avec les intérêts américains et les demandes de Joe Biden. Engagé par Barack Obama, amplifié par les guerres enlisées d’Irak et de Syrie, consacré par la déroute du départ d’Afghanistan, en août 2021, le retrait des États-Unis a ouvert un large espace à la Chine – à l’image du contrat record signé avec le Qatar pour la livraison de 4 millions de tonnes de GNL durant vingt-sept ans –, à la Russie, mais aussi à la Turquie, qui poursuit la reconstitution de l’Empire ottoman dans le Caucase, en Asie centrale et en Méditerranée orientale.
Dans le même temps, la fragilisation des alliances et de la garantie de sécurité américaines – y compris avec la déstabilisation du pacte du Quincy, conclu en 1945 entre le roi Abdelaziz Ibn Séoud et Franklin Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta – a conduit les États du Golfe à se rapprocher, afin de stabiliser le développement et de rechercher une architecture régionale de sécurité. La confrontation avec le Qatar s’est achevée avec les accords d’Al-Ula de janvier 2021. Les accords d’Abraham avaient déjà constitué en 2020 une coalition inédite pour contrer l’Iran réunissant Israël, les Émirats arabes unis, Bahreïn, rejoints ensuite par le Soudan et le Maroc.
Le Golfe continue de concentrer nombre de risques : la dépendance économique aux hydrocarbures et à l’immobilier ; la coexistence de sociétés encore largement fermées avec un modèle extraverti pour le travail, le tourisme ou la finance ; la guerre sans fin du Yémen ; l’emprise du fondamentalisme islamiste. La confrontation avec l’Iran entre dans un moment particulièrement dangereux avec, d’un côté, l’accélération de la course à l’atome, marquée par la production d’uranium enrichi à 60 % par l’usine de Fordo et l’arrêt des négociations pour ranimer les accords de Vienne de 2015, et, de l’autre, l’insurrection de la société iranienne pour exiger non plus la réforme mais la fin du régime des mollahs.
Le succès de la Coupe du monde au Qatar met toutefois en pleine lumière les changements spectaculaires des pays du Golfe et la dynamique positive dans laquelle la région se trouve engagée, qui participe à la montée en puissance et à l’émancipation du Sud global. La France et l’Europe ont tout à gagner à prendre le contrepied des États-Unis et à se réengager dans cette région, décisive pour leur prospérité et leur sécurité.
(Article paru dans Le Point du 1er décembre 2022)