Et si l’attaque contre l’Ukraine ouvrait la voie à un glissement de la logique de dissuasion vers celle de l’emploi de l’arme nucléaire ?
La guerre d’Ukraine marque le retour de la guerre de haute intensité en Europe, mais aussi la résurgence de la menace nucléaire. L’arme nucléaire entre dans un cinquième âge après son utilisation contre le Japon en 1945 et son monopole par les États-Unis jusqu’en 1949, la confrontation avec l’Union soviétique au cœur de la guerre froide, la régulation à partir de la crise de Cuba en 1962 avec la mise en place d’un ordre nucléaire qui verrouillait le monde bipolaire, la réduction des arsenaux après la chute du mur de Berlin. Ce nouvel âge est placé sous le signe du réarmement nucléaire et de la remontée des risques d’emploi de l’arme nucléaire.
Le renouveau de la menace nucléaire est multiforme. Il résulte en premier lieu de la guerre en Ukraine. La Russie, comme en 2014 lors de l’annexion de la Crimée, a envahi l’Ukraine sous protection de son parapluie nucléaire. Elle pratique une sanctuarisation agressive en prétendant étendre ses intérêts vitaux, couverts par la dissuasion, aux régions conquises et intégrées à son territoire. Le chantage nucléaire, élargi aux centrales civiles, est aussi utilisé pour tenter de briser la résistance de la population ukrainienne comme le soutien des pays européens à Kiev. Dans le même temps, la Chine s’est engagée dans une extension de son arsenal qui pourrait être porté de 350 à 700, voire à 1 000, têtes. La Corée du Nord, soutenue par Pékin et Moscou, multiplie les tirs de missiles balistiques et envisage de procéder à un septième essai nucléaire. L’Iran accélère d’autant plus sa course à l’atome que le régime fait face à la révolte de la population contre la théocratie.
L’attaque de l’Ukraine risque d’ouvrir la boîte de Pandore, en opérant un glissement de la logique de la dissuasion vers celle de l’emploi de l’arme nucléaire. Et ce de multiples façons. La Russie, membre permanent du Conseil de sécurité, met le nucléaire au service d’une guerre d’expansion et le détache de sa vocation défensive, qui participe de la légitimité de la dissuasion. D’un point de vue opérationnel, le nucléaire est réinscrit dans la continuité de la manœuvre conventionnelle. Il se trouve également mobilisé dans la guerre hybride conduite contre l’Europe. L’agression russe encourage enfin la prolifération : l’Ukraine, à la suite de l’Irak, de la Libye et de la Syrie, se trouve envahie et occupée après avoir renoncé à l’arme atomique, ce qui ne peut que conforter les États en rupture de ban avec la communauté internationale – à commencer par la Corée du Nord ou l’Iran – dans leur volonté de développer une capacité nucléaire.
Ainsi, depuis le début du siècle, une course aux armements est engagée qui réserve une place de choix au nucléaire. Les États-Unis reconstruisent leurs forces auxquelles ils entendent consacrer 2 000 milliards de dollars sur trente ans. La Russie a modernisé son arsenal qui compte 6 000 têtes et la Chine accroît le sien. L’Allemagne a décidé d’investir 40 milliards d’euros dans l’acquisition de F-35, tandis que le Japon réfléchit à une possible participation à la dissuasion et que l’Australie a décidé de se doter de sous-marins nucléaires.
Le nombre des puissances nucléaires est passé de six à neuf depuis la fin de la guerre froide. La dissuasion est contournée par les défenses antimissiles et par le cyber. Les conditions de rationalité des acteurs, de contrôle des armes nucléaires par le politique et de compréhension des adversaires potentiels sont fragilisées par les ambitions démesurées des tyrannies du XXIe siècle, par la montée des populismes et par l’hétérogénéité des pays dotés d’armes nucléaires. Le risque de leur emploi se renforce dans un temps où les passions l’emportent sur la raison politique et où la guerre tend à sortir de ses limites pour gouverner le politique.
Face au rapprochement entre la Chine et la Russie, qui soutiennent la Corée du Nord et l’Iran, un dialogue stratégique devrait être engagé entre les États-Unis, la France et le Royaume-Uni. Les démocraties doivent mettre la dissuasion au service de la reconstruction d’un ordre mondial stable. Clausewitz rappelait que « la guerre n’est en aucun cas un but par elle-même. On ne se bat jamais, paradoxalement, que pour engendrer la paix, une certaine forme de paix ». Il revient aux démocraties de définir la paix qu’elles souhaitent pour le XXIe siècle et de se donner les moyens de la garantir, notamment au plan nucléaire.
(Article paru dans Le Point du 10 novembre 2022)