En cinquante ans, le monde a connu des bouleversements majeurs. Faute d’en avoir pris la mesure, la France a décroché. À quand le sursaut ?
Le Point est né en septembre 1972, en plein chant du cygne des Trente Glorieuses et de l’Amérique impériale. La croissance intensive de l’après-guerre était minée par l’inflation et par la désintégration du système de Bretton Woods, actée par la suspension de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971. La rencontre de Richard Nixon et de Mao Zedong à Pékin, alors que la guerre du Vietnam faisait rage, ouvrait la voie à la normalisation des relations entre les États-Unis et la Chine. Simultanément, débutait l’affaire du Watergate, qui conduisit à la démission du président Nixon le 9 août 1974. Les Jeux olympiques de Munich tournaient au carnage avec le massacre des athlètes israéliens par les terroristes de Septembre noir. La communauté européenne réalisait son premier élargissement en intégrant le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark. Enfin, la Nasa effectuait le dernier vol habité sur la Lune. Depuis, cinq révolutions se sont succédé.
- Le choc pétrolier de 1973, marqué par le quadruplement du prix du pétrole, fit basculer les pays développés dans la stagflation, déstabilisant la régulation keynésienne. La spirale de hausse des gains de productivité, des salaires et des profits laissa la place au cumul de l’inflation, du chômage, de la chute de la rentabilité et de l’investissement des entreprises. Les États-Unis subirent un terrible trou d’air qui ruina leur domination impériale, cumulant la déstabilisation de la présidence par le scandale du Watergate, le recul économique et technologique face au Japon, la défaite au Vietnam puis l’humiliation par la République islamique d’Iran après la chute du chah en 1979. L’Union soviétique mit à profit l’affaiblissement de l’Amérique pour percer en Asie, de la péninsule indochinoise à l’Afghanistan, en Afrique, de l’Angola à la Somalie, et en Amérique latine. Non sans s’exposer sur le plan idéologique avec la signature des accords d’Helsinki en 1975, et par une surexpansion que son économie n’avait pas les moyens de soutenir.
- Le début des années 1980 vit émerger la mondialisation. Elle prit corps avec le renversement de politique économique effectué par Paul Volcker à la tête de la Fed, qui lança la désinflation au prix d’une sévère récession, ainsi qu’avec les réformes libérales réalisées par Margaret Thatcher et Ronald Reagan, fondées sur le recul de l’État au profit des marchés, les privatisations et la diminution des impôts. Alors que la guerre froide semblait s’exacerber, entre la guerre des étoiles et la crise des euromissiles, le système soviétique se désagrégea sous l’effet de sa stagnation économique, de la perte de foi dans le dogme marxiste et de la défaite en Afghanistan. Son effondrement, symbolisé par la chute du mur de Berlin en 1989, donna un formidable élan à la mondialisation. Le capitalisme devint universel ; les frontières s’abaissèrent et les chaînes de valeur se globalisèrent, faisant de la Chine l’atelier du monde ; les marchés, portés par la révolution numérique, prirent le pas sur les États.
- L’Europe, dont la division symbolisait le monde bipolaire, recouvra sa souveraineté, son unité et sa liberté avec la fin de la guerre froide. Son centre de gravité bascula vers Berlin avec son modèle mercantiliste et la constitution d’un vaste hinterland en Europe orientale. Son intégration se renforça avec la mise en place de l’euro et de l’espace Schengen. Fondée dans les années 1970 sur le droit, le marché, le postulat que le commerce était le meilleur antidote contre la guerre, l’Union n’inséra cependant dans ses politiques ni les instruments pour gérer les crises ni l’impératif de la sécurité. Au prix d’une dépendance croissante à la Russie pour l’énergie, à la Chine pour les biens essentiels, aux États-Unis pour la technologie et la défense.
- La quatrième révolution provint de la fragmentation puis de l’implosion de la mondialisation sous l’effet de la multiplication des crises. Alors que le dénouement découla de la désagrégation intérieure de l’URSS, les démocraties occidentales, États-Unis en tête, ont communié dans l’illusion de l’autorégulation du capitalisme. L’Histoire n’a pas manqué de les rattraper. Elles ont enchaîné les conflits enlisés et perdus, de l’Afghanistan au Sahel, les vagues d’attentats islamistes, le pire krach boursier depuis 1929, la tourmente de l’euro, les vagues migratoires, la pandémie de Covid-19, la poussée des populistes. Depuis le début du XXIe siècle, l’Occident a ainsi perdu le contrôle de l’histoire du monde, du capitalisme, de sa sécurité sanitaire et climatique, de ses valeurs.
- L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, entraîne un changement d’ère. Elle acte le retour de la guerre de haute intensité sur notre continent. Elle engage la confrontation entre les empires autoritaires – Chine et Russie étant unies par le partenariat stratégique du 4 févier 2022 – et les démocraties, tandis que le Sud s’autonomise. Elle libère la conflictualité de Taïwan au Sahel en passant par l’Asie centrale, le Caucase et le Moyen-Orient. Le basculement n’est pas moins important sur le plan économique, avec le retour de la stagflation, le double choc énergétique et alimentaire, le resserrement des politiques monétaires, l’éclatement de la mondialisation autour des blocs idéologiques et politiques, l’accélération de la transition écologique.
Faute de s’être adaptée à ces cinq révolutions, la France a poursuivi un interminable décrochage, passant des Trente Glorieuses aux Quarante Piteuses. Son déclin relatif menace désormais de se transformer en déclin absolu. Depuis 1972, son économie a reculé du 4e au 7e rang mondial. En termes de richesse par habitant, elle a été ravalée du 10e au 23e rang. La croissance, qui s’élevait à 6 % entre 1969 et 1973, n’a cessé de ralentir pour s’établir à 2,2 % dans les années 1980, à 1,5 % pendant les années 2000, à 0,3 % depuis 2010 et devenir nulle depuis la fin 2019. Positionnée sur la frontière technologique dans les années 1970 avec les programmes de train à grande vitesse et d’énergie nucléaire, la recherche s’est tarie, comme l’a montré l’incapacité à développer un vaccin contre le Covid-19. Le chômage, qui était limité à 2,2 % en 1972, touche 7,4 % de la population active alors que la plupart des autres pays développés se trouvent en plein-emploi.
Le modèle économique des années 1960, fondé sur la production, le travail et l’innovation, a basculé vers la consommation à crédit. La désindustrialisation et la sous-compétitivité ont provoqué la fonte mondiale des parts de marché, réduites de 6 à 2,5 %, tandis que la balance commerciale devenait largement déficitaire, à hauteur de 125 milliards d’euros en 2022. Simultanément, les dépenses publiques ont explosé, provoquant l’envolée de la dette, passée de 17 % du PIB en 1972 à 59 % en 2000, à 85 % en 2010 et à 113 % en 2021.
Le déclassement économique et social de la France explique la poussée des populismes comme la perte d’influence de notre pays en Europe et dans le monde. Il ne résulte pas des révolutions de la planète, mais de l’incapacité à effectuer les réformes nécessaires pour les prendre en compte et de l’accumulation des erreurs de politique économique : les relances à contre-courant de 1975 et de 1981, le franc fort puis l’euro fort qui ont ruiné le tissu des PMI-PME, la loi des 35 heures au moment où la Chine entrait dans l’OMC et où l’Allemagne s’engageait dans l’Agenda 2010, les chocs fiscaux d’Alain Juppé en 1995 et de François Hollande en 2012, la folle dérive financière de la stratégie du « quoi qu’il en coûte » appliquée à l’épidémie puis à la crise énergétique et à l’inflation.
Le déclin de notre pays n’est pas fatal ; il est le fruit de la démagogie politique. Il peut être enrayé par un sursaut national. Mais la France est à une heure de vérité et n’a plus droit à l’erreur. Elle est à la merci d’une rupture brutale – effondrement économique, violences sociales, choc financier, accession au pouvoir de l’extrême droite –, si elle ne parvient pas à se redresser.
Comme en 1945, il faut rassembler les Français autour d’un modèle national performant assurant un équilibre entre le développement et la solidarité, le marché et l’État, la souveraineté et l’engagement européen, l’impératif de sécurité et l’ouverture internationale. Cessons de subir les révolutions du XXIe siècle et prenons appui sur elles pour réformer notre pays. Avec pour boussole les principes que Claude Imbert avait fixés au Point : penser les mutations du monde de manière juste et vraie, même lorsqu’elles sont dérangeantes ; ne désespérer ni de la liberté ni de la France, surtout quand elles sont en péril.
(Article paru dans Le Point du 29 septembre 2022)