Dérèglement climatique, montée des conflits, recul de la démocratie… la menace sur la sécurité alimentaire mondiale est réelle, mais pas inéluctable.
Les famines, vestiges du passé destinés à disparaître avec le décollage des pays du Sud, effectuent un retour en force au XXIe siècle. Avec l’épidémie de Covid-19, le nombre de personnes en situation d’insécurité alimentaire critique est passé de 135 à 280 millions. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, alors que les deux pays représentaient 29 % des exportations mondiales de blé, 20 % de celles de maïs et d’orge, 80 % de celles d’huile de tournesol, a jeté plus de 250 millions d’hommes supplémentaires dans la faim. Simultanément, une mousson torrentielle a inondé le tiers du Pakistan, faisant des milliers de morts et plusieurs millions de réfugiés. L’agriculture dont dépendent 40 % des 220 millions de Pakistanais est sinistrée, entraînant dans sa chute l’industrie textile – qui assure 10 % du PIB – en raison de l’effondrement de la production de coton. La quasi-totalité des 22 millions de Sri-Lankais a basculé dans la grande pauvreté et la famine. Ce désastre a été provoqué par la décision du président Rajapaksa, le 21 avril 2021, d’interdire avec effet immédiat l’utilisation des engrais et des pesticides afin de faire de l’île la première nation disposant d’une agriculture exclusivement biologique. Avec pour résultat l’effondrement de 15 % de la production de riz, qui assurait 40 % des besoins en protéines, et de 20 % de l’activité de la filière du thé, qui employait 1 million de personnes et constituait la première source d’exportations et de devises.
Ces tragédies rappellent que la famine, qu’accompagnent souvent les épidémies, est l’un des pires fléaux qui affligent l’humanité. Elle sévit à l’état endémique du VIIIe au XVIIIe siècle en Europe. Le continent échappa aux catastrophes alimentaires et sanitaires avec la révolution agricole et industrielle ainsi qu’avec la conquête des empires coloniaux et le développement des transports. Exception : la famine irlandaise de 1845 à 1851, qui vit disparaître 1 million des 8 millions d’habitants à cause de la maladie de la pomme de terre et de l’impitoyable système colonial anglais. Les famines devinrent ensuite le triste privilège du monde en développement, à l’image de la sécheresse qui provoqua de 5 à 10 millions de morts en Inde en 1876-1879, de l’Holodomor, qui vit Staline exterminer 5 millions d’Ukrainiens en 1932-1933, du Grand bond en avant décrété par Mao en 1958 au prix de 15 à 30 millions de victimes, des drames du Biafra, de l’Éthiopie, du Soudan ou de la Corée du Nord.
L’histoire des famines montre qu’elles trouvent leur origine dans quatre grandes causes : les aléas climatiques ; les guerres ; les erreurs politiques des dirigeants, tout particulièrement les expériences calamiteuses de collectivisation de l’agriculture ; les dysfonctionnements des marchés.
Le XXIe siècle concentre tous les facteurs de risques qui rendent inévitables une fréquence et une intensité accrues des famines. Le dérèglement climatique réduit les terres arables et entraîne des événements extrêmes dévastateurs pour les cultures : sécheresses, inondations, feux géants, cyclones. L’invasion de l’Ukraine ne marque pas seulement le retour de la guerre de haute intensité en Europe mais la montée de la conflictualité, de Taïwan et de la Corée du Nord à l’Afrique et au Moyen-Orient en passant par le Caucase. Le recul de la démocratie a pour corollaire la progression des régimes autoritaires, indissociable de politiques de collectivisation ou de confiscation des terres. La fragmentation de la mondialisation autour de blocs idéologiques et politiques, la montée en puissance des stratégies d’autarcie, la multiplication des interdictions d’exporter – à l’image de l’Inde pour le blé et le riz – réduisent les échanges et biaisent les marchés, au bénéfice de la spéculation.
La résurgence des famines ne relève nullement de la fatalité. Il est parfaitement possible de produire 2 700 calories par jour pour 8 milliards d’hommes dans des conditions écologiquement soutenables. Mais cela suppose des investissements majeurs pour passer à une agriculture décarbonée et de précision, développer les énergies renouvelables liées aux cultures, valoriser les puits de carbone, améliorer les échanges. Cela implique surtout de rompre avec la logique malthusienne qui inspire le catastrophique plan européen « Farm to Fork » qui devrait être rebaptisé « Food to Hunger ». La réduction de moitié des pesticides et de 20 % des engrais et la diminution de 10 % des surfaces cultivées conduiront à une chute de 15 % de la production agricole européenne, de 20 % pour les céréales et de 14 % pour l’élevage. Elles interdiront la souveraineté alimentaire de l’Europe, qui dépendra de l’Amérique du Nord pour son approvisionnement, et renforceront les pénuries en annihilant le potentiel d’exportation du continent.
Le plus essentiel des biens reste la nourriture. Et le meilleur antidote aux famines demeure la souveraineté alimentaire. La France et l’Union européenne n’ont pas le droit de reproduire dans le domaine de l’agriculture les tragiques erreurs commises dans le secteur de l’énergie, qui mettent aujourd’hui en danger non seulement leur développement économique mais leur liberté.
(Article paru dans Le Point du 22 septembre 2022)