Élaborée dans la précipitation, la loi de programmation militaire risque de déboucher sur des compromis bancals au service d’une stratégie confuse.
Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du soviétisme, la paix semblait acquise et la guerre impossible. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la paix est impossible et la guerre devient plausible.
La montée sourde des tensions a basculé vers une conflictualité ouverte. La guerre de haute intensité est de retour en Europe. Simultanément, les pressions de la Chine sur Taïwan s’aggravent. En Afrique, servie par le retrait français du Mali, la poussée djihadiste s’étend dans le golfe de Guinée. Et ces crises interagissent, l’agression de l’Ukraine servant de test pour une attaque sur Taïwan, tandis que les djihadistes mettent à profit en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie la focalisation de l’attention et des moyens sur la défense de l’Europe contre la Russie.
La France ne peut rester à l’écart de ces bouleversements et de l’impératif du réarmement. Notre système de défense n’est pas capable de soutenir une guerre de haute intensité et de répondre au renouveau d’une menace vitale sur le territoire et la population. La dissuasion est vieillissante. Le format des forces est insuffisant. Les lacunes capacitaires sont béantes dans le domaine des drones, de l’aéronautique ou du cyber, mais aussi dans celui de l’artillerie. L’industrie, dont les capacités ont été calibrées pour des commandes minimales, est hors d’état d’augmenter rapidement sa production. L’épidémie de Covid-19 puis la crise énergétique mettent en évidence la faible résilience de la nation. Surtout, la France doit repenser son positionnement, mis à mal en Europe et dans l’Otan par sa complaisance vis-à-vis de la Russie, en Afrique par la défaite stratégique enregistrée au Mali, dans le Sud par l’exacerbation du ressentiment contre le passé colonial et par la communion dans la détestation de l’Occident.
La France ne doit pas seulement réarmer ; elle doit repenser sa défense. Elle ne doit pas seulement réévaluer son effort militaire mais réviser sa doctrine, ses scénarios d’emploi et son modèle d’armée à l’horizon 2030. La nouvelle donne mondiale impose de réaliser la troisième transformation majeure de notre défense depuis 1945, après la fin de l’armée coloniale et le basculement vers la dissuasion au début des années 1960, suivis par la priorité donnée à la projection et le passage à l’armée de métier dans les années 1990. Des choix difficiles et déterminants devront être tranchés concernant le positionnement vis-à-vis de la Russie et de la Chine, la redéfinition de la posture en Afrique, le poids du dispositif Sentinelle, la modernisation de la dissuasion, la traduction concrète du basculement vers une économie de guerre, la crédibilité des efforts en faveur de la souveraineté de l’UE et d’un pilier européen en matière de défense alors que le continent est en voie d’otanisation, que le projet de taxonomie de Bruxelles compromet le financement et le développement de l’industrie et que l’Allemagne bloque les programmes d’avion et de char du futur. Enfin, le réinvestissement dans la défense devra prendre en compte la situation critique de la dette publique, qui atteint 114,5 % du PIB.
Dès lors, le choix effectué par Emmanuel Macron d’élaborer dans le secret et la précipitation, avant fin 2022, une nouvelle loi de programmation militaire pour les années 2024-2030 constitue un contresens politique. Dans le domaine de la défense plus que dans tout autre, il est en effet vain de décider des moyens sans poser au préalable la question des fins et des objectifs : une loi de programmation sans livre blanc a toutes les chances de déboucher sur des compromis bancals au service d’une stratégie confuse. Par ailleurs, le réarmement ne peut être seulement militaire ; il doit être national, comme le montre l’Ukraine. Or seul un livre blanc permet d’associer à la stratégie de défense les forces politiques, les élus et les territoires, les acteurs économiques et sociaux, tout en faisant la pédagogie des risques et des efforts à consentir auprès des citoyens. Le temps nécessaire au débat stratégique n’exclut nullement de prendre les mesures d’urgence qui s’imposent dans le domaine des drones, de l’artillerie ou de la reconstitution des stocks de munitions et de pièces de rechange.
Comme le rappelait le général de Gaulle, « l’effort guerrier ne vaut qu’en vertu d’une politique ». La politique de défense peut moins que jamais être le monopole des militaires et des technocrates ; elle doit redevenir l’affaire des élus et des citoyens dans un moment critique pour la survie de la liberté.
(Article paru dans Le Point du 15 septembre 2022)