Le tour de force d’Elizabeth II est d’avoir accompagné les mutations du Royaume-Uni, y compris dans son déclin.
Elizabeth II, 40e souverain britannique après Guillaume le Conquérant, disparaît à 96 ans après un règne de 70 ans. Depuis son accession au trône en 1952, elle fut l’interlocuteur exigeant et averti de quinze premiers ministres, de Winston Churchill à Liz Truss.
Alors même qu’elle n’exerçait pas le pouvoir, elle en était l’essence, ce qui permit à son rayonnement et à son influence de dépasser les frontières du Royaume-Uni. Elle symbolisait non seulement l’unité et la continuité de son pays mais aussi les valeurs de la liberté qu’elle sut incarner, de la guerre contre le nazisme jusqu’à l’épidémie de Covid face à laquelle elle sut faire appel à l’esprit du Blitz. Elle conforta l’autorité et la légitimité de la monarchie tout en la modernisant, tant dans son fonctionnement, en allégeant le protocole, en rationalisant ses finances et en les soumettant à l’impôt, que dans son rapport aux citoyens, notamment par le recours aux moyens modernes de communication, de la télévision aux réseaux sociaux.
Le tour de force d’Elizabeth II – qui ressemble en cela à l’œuvre accomplie par le général de Gaulle en France lors de la fondation de la Ve République – reste d’avoir accompagné les formidables mutations du Royaume-Uni depuis l’après-Seconde Guerre mondiale – y compris dans son déclin – , tout en permettant à ses sujets de continuer à être fiers de leur pays et de leur histoire.
L’évolution du Royaume-Uni depuis 1952 symbolise à bien des égards la marginalisation de l’Europe et la désoccidentalisation du monde. L’immense empire qui s’étendait sur cinq continents et gouvernait le tiers de l’humanité a été réduit à une nation de 69 millions d’habitants. L’orgueilleuse puissance coloniale s’est vue, tout comme la France, durement rappeler, en 1956 à Suez, son déclassement par l’ordre bipolaire de la guerre froide dominé par les États-Unis et l’Union soviétique. Mais le génie britannique consista à transcender ce repli par la création du Commonwealth et par la grande illusion d’une relation spéciale avec les États-Unis.
Dans le même temps, le Royaume-Uni paya les sublimes heures de sa résistance héroïque à l’Allemagne nazie, alors au faîte de son expansion, d’un interminable déclin économique et d’une crise sociale chronique. Non sans de nombreux avatars, le Royaume-Uni s’engagea dans la seule stratégie alternative qui lui était offerte en rejoignant la construction européenne en 1973. Puis la thérapie de choc libérale appliquée d’une main de fer par Margaret Thatcher permit de reconstruire un modèle économique performant au prix d’une quasi-guerre civile.
Formidablement accéléré par la chute de l’Union soviétique et la mondialisation, le pari de la dérégulation et de l’ouverture déboucha sur un positionnement idéal de tête de pont pour les entreprises et les investisseurs internationaux souhaitant accéder au grand marché européen – rôle comparable à celui assuré par Hongkong vis-à-vis de la Chine jusqu’à sa normalisation brutale par Xi Jinping en 2020. Avec pour symbole l’ouverture du tunnel sous la Manche en 1994. Servi par une diplomatie d’exception, le Royaume-Uni réussit alors à conquérir une influence politique et juridique décisive dans l’Union, sans participer ni à l’euro ni à l’espace de Schengen, et tout en bénéficiant d’un rabais de moitié sur sa contribution. Sur le plan européen également, le ralliement tardif et contraint à la construction communautaire fut converti en démultiplicateur de puissance.
Ce rétablissement a cependant été ruiné par le Brexit, qui constitue à bien des égards l’échec le plus grave et le plus lourd de conséquence du règne d’Elizabeth II, même si sa responsabilité ne lui incombe aucunement. La fièvre populiste qui a emporté le Parti conservateur sous l’influence de Boris Johnson avec le référendum de 2016 puis l’orchestration du Brexit maximaliste mis en œuvre le 1er janvier 2021 a ruiné le modèle britannique sans lui fournir un substitut crédible.
Le roi Charles III arrive donc au pouvoir au moment où l’héritage d’Elizabeth II est en péril et où le Royaume-Uni se trouve ramené à certaines des heures les plus difficiles de son histoire.
Le Royaume-Uni affronte en effet une tempête parfaite en cumulant la récession et une inflation supérieure à 10 %, les séquelles de l’épidémie de Covid et le choc énergétique provoqué par la guerre d’Ukraine, la montée des volontés d’indépendance chez les nations qui composent le Royaume… Et il va devoir y répondre avec une monarchie fragilisée, un système politique affaibli et une démocratie parlementaire déstabilisée, comme le montre la succession de quatre premiers ministres conservateurs en sept ans. S’il veut relever le défi, Charles III n’a d’autre choix que de tout changer pour que rien ne change.
(Chronique parue dans Le Figaro du 11 septembre 2022)