Miracle pour l’Occident, cauchemar en Russie, l’héritage du Prix Nobel de la paix 1990 est controversé. Rendons à Gorbatchev ce qui lui appartient.
Avec Mikhaïl Gorbatchev, décédé le 30 août à 91 ans, disparaît l’un des derniers acteurs majeurs de la guerre froide. Le septième et ultime secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique depuis 1917 a exercé le pouvoir moins de sept ans, de 1985 à 1991, mais il a transformé le monde, à défaut de parvenir à moderniser son pays.
C’est Mikhaïl Gorbatchev, et non Ronald Reagan avec sa guerre des étoiles, qui mit fin à la guerre froide et à la course aux armements. C’est lui qui accepta de se retirer devant Boris Eltsine et autorisa les Républiques fédérées – Russie en tête – à accéder à l’indépendance et à succéder dans le calme à l’Union soviétique, le 25 décembre 1991. C’est lui qui transforma la vie de millions d’hommes et leur donna l’accès à la liberté. Rarement prix Nobel de la paix ne fut plus mérité que celui qui lui fut attribué en 1990.
Pour autant, l’héritage de Mikhaïl Gorbatchev est disputé entre deux mémoires diamétralement opposées. Miracle pour l’Occident, où l’on retient le caractère pacifique de la sortie de la guerre froide et de la désintégration de l’empire soviétique. Cauchemar en Russie, où domine le ressentiment face à la débâcle économique, à la perte du statut de superpuissance et à l’humiliation par l’Occident.
Le procès instruit contre Mikhaïl Gorbatchev à Moscou manque sa cible. Car la guerre froide n’a pas été gagnée par l’Occident du fait de sa faiblesse mais dénouée par l’implosion de l’URSS, qu’il fut impuissant à enrayer. Or de cette faillite Gorbatchev fut le syndic et non le responsable. La seule erreur de Gorbatchev fut de croire que l’Union soviétique pouvait être sauvée par la perestroïka et la glasnost, alors qu’elle n’était plus capable ni de se maintenir ni de se réformer. Sa seule prétendue faiblesse – qui fut en réalité une marque de raison et d’humanité – consista à refuser le recours à la force armée pour empêcher la désintégration inéluctable de l’Empire soviétique.
De fait, l’effondrement de l’URSS n’a pas débouché sur la construction d’une Russie démocratique mais sur une décennie de chaos, marquée par l’augmentation de 30 % de la mortalité, la chute du PIB de 50 % et le basculement de la moitié de la population sous le seuil de pauvreté. La thérapie de choc, menée en dehors de la réforme politique et sans impliquer la population, a conduit à un désastre, détruisant l’État et libérant la violence, affermant les immenses richesses du pays aux oligarques, plongeant la société dans l’anomie. Mais la responsabilité du chaos des années 1990 incombe à Boris Eltsine. La Russie n’a pas été humiliée par Gorbatchev ou par l’Occident ; elle s’est perdue elle-même.
Les séquelles laissées par la chute de l’URSS et l’échec de la transition dans la mémoire collective russe expliquent largement le retour de la dictature et la popularité de Vladimir Poutine. D’emblée, il s’est positionné comme l’anti-Gorbatchev, en affirmant dès 2004 : « La disparition de l’Union soviétique a été la pire catastrophe géopolitique du XXe siècle. Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur ; celui qui voudrait la recréer sous la même forme n’a pas de tête. » Le projet de Vladimir Poutine consiste effectivement à reconstruire l’URSS sous une autre forme, en s’appuyant non plus sur le communisme mais sur l’hypernationalisme et le fanatisme religieux : autocratie et pouvoir absolu jusqu’en 2036, depuis la révision de la Constitution en 2020 ; rétablissement de la terreur intérieure ; propagande de masse à travers le contrôle des médias et des réseaux sociaux ; quadrillage de l’économie par les oligarques ; conquêtes impériales et institutionnalisation de la guerre, qui est devenue l’essence du régime, de la Tchétchénie à l’Ukraine en passant par la Géorgie, la Crimée, la Syrie, la Libye et l’Afrique ; haine obsessionnelle de la démocratie et de l’Occident.
Le destin tragique de Mikhaïl Gorbatchev s’inscrit ainsi dans la lignée des réformateurs russes, tels Alexandre II, qui abolit le servage en 1861 et modernisa l’administration, ou Piotr Stolypine, l’auteur de la réforme agraire et du décollage économique du début du XXe siècle, qui furent tous deux assassinés. D’où la fascination pour les autocrates, de Pierre le Grand à Staline, dont Vladimir Poutine revendique la filiation. D’où l’incapacité de la Russie à acclimater la liberté et à concilier paix civile, développement économique, exercice plein de sa souveraineté sans démesure impériale, coopération avec l’Europe.
(Article paru dans Le Point du 8 septembre 2022)