Il ne s’agit plus de subir les urgences, mais de mettre en place une gestion active des risques en les anticipant, en les prévenant, en les maîtrisant.
Emmanuel Macron, en ouverture du Conseil des ministres du 24 août, a annoncé « la fin de l’insouciance », soulignant que la liberté a un coût et que sa défense peut demander des sacrifices. La gravité du propos contraste avec l’optimisme dont le président de la République a fait sa marque de fabrique – de l’éloge des passions positives à l’annonce du retour aux jours heureux au beau milieu de l’épidémie de Covid en passant par l’inclination angélique pour le multiculturalisme, l’aveuglement volontaire sur la montée de la violence ou la longue complaisance observée face à Vladimir Poutine.
Elle rompt aussi avec le principe du « quoi qu’il en coûte », prolongé par la loi sur le pouvoir d’achat, qui a cherché à protéger les Français de l’épidémie, puis du retour de l’inflation en faisant supporter à l’État, via la dette publique, ou à EDF l’essentiel de leur charge.
L’année 2022 marque assurément un changement d’ère. L’invasion de l’Ukraine ramène la guerre au cœur de l’Europe. La mondialisation laisse la place à une économie de guerre, placée sous le signe de la rupture des chaînes d’approvisionnement ainsi que de la crise énergétique et alimentaire. La stagflation met fin au cycle de baisse de prix et des taux d’intérêt. Le dérèglement climatique s’emballe et pèse sur la vie quotidienne.
Cette spectaculaire réaffirmation du caractère tragique de l’histoire ne trouve cependant pas son origine dans l’insouciance des citoyens des démocraties. L’euphorie des années 1990 s’est envolée avec les attentats du 11 septembre 2001 et les guerres qu’ils ont engendrées, puis avec le krach de 2008.
L’anxiété des sociétés démocratiques, dont les Français, convaincus à 60 % que leur pays est en déclin, sont très représentatifs, découle en réalité de l’inconséquence des dirigeants.
Elle a ancré le sentiment que la démocratie était paralysée et incapable d’apporter des solutions aux crises.
Les États-Unis, cédant à la démesure et aux illusions sur l’exportation de la liberté par les armes, ont réagi aux attentats de 2001 par une cascade de guerres perdues. Barack Obama a organisé le retrait désordonné de l’Amérique, laissant le champ libre aux djihadistes et aux empires autoritaires. Puis Donald Trump a démantelé les traités et les alliances qui fédéraient les démocraties et structuraient l’ordre mondial, avant d’ébranler les fondements de la démocratie américaine.
Simultanément, sous l’influence du mercantilisme et du pacifisme allemands, l’Europe se plaçait dans la main de la Russie en matière d’énergie et de la Chine pour la fourniture de biens essentiels, avec pour espoir d’acheter la paix par le commerce et par l’entretien des kleptocraties. Face au krach ou à la pandémie, tous ont privilégié la relance de l’économie de bulles, accumulant des stocks sans précédent de dettes publiques et privées.
En 1935 à Vienne, Husserl concluait en ces termes la conférence qu’il consacra, au cœur de la montée des totalitarismes, à la crise de l’humanité européenne : « La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : soit la décadence de l’Europe (…), la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l’Europe (…) grâce à un héroïsme de la raison (…). Le plus grand danger pour l’Europe c’est la lassitude. » Aujourd’hui de nouveau, le risque central pour les démocraties ne naît pas de l’insouciance, mais de la lassitude de leurs citoyens. La crise est en effet devenue un régime permanent.
Le cumul inouï des chocs qui caractérise cette rentrée n’appelle pas seulement des discours, mais des réponses cohérentes et de long terme. Il ne s’agit plus de subir les urgences, mais de mettre en place une gestion active des risques en les anticipant, en les prévenant, en les maîtrisant. Pour la France, cela exige une transformation radicale du modèle économique fondé sur la dette publique, une réorganisation drastique de l’État autour de la réassurance des grands risques, une refondation de la nation autour des valeurs de la République, le rétablissement de la sécurité intérieure et l’engagement d’un vaste programme de réarmement.
Le seul antidote à la lassitude et au renoncement est la mobilisation. Mais elle doit s’appuyer sur la légitimité du leadership, la pédagogie des risques et des changements nécessaires, l’efficacité des mesures et la juste répartition des efforts, l’espoir de surmonter les épreuves. Il revient donc à Emmanuel Macron de sortir définitivement du déni en faisant la vérité sur les menaces, mais aussi de revenir à la raison contre la démagogie du « quoi qu’il en coûte », d’assumer des choix clairs entre la protection et la reconstruction – en rupture avec le « en même temps » – , de rétablir une capacité d’action de l’État à long terme, de rassembler la nation autour d’un grand projet qui ne peut être que la défense de la liberté.
(Chronique parue dans Le Figaro du 29 août 2022)