Le resserrement de la politique monétaire de la BCE intervient au pire moment.
La politique monétaire de la BCE a connu un tournant majeur le 21 juillet. La hausse de 50 points de base de ses taux directeurs, inédite par son ampleur, acte la fin des taux négatifs qui prévalaient depuis sept ans. Simultanément a été annoncé l’abandon du cadrage de l’évolution future des taux au profit d’une décision chaque mois, en fonction de l’évolution de l’inflation. Une nouvelle hausse devrait ainsi intervenir en septembre, avec la perspective de porter progressivement les taux directeurs autour de 1,5 %.
Le revirement de la BCE répond à un double objectif. Il vise tout d’abord à lutter contre l’inflation, qui a atteint 8,6 % en juin dans la zone euro ainsi qu’à endiguer la chute de la devise européenne, désormais quasiment à parité avec le dollar. L’heure n’est en effet plus à la dévaluation compétitive, mais à la réévaluation compétitive, qui permet de limiter les effets de l’inflation importée sur les coûts de production des entreprises et la demande des ménages tout en exportant l’inflation vers les pays concurrents.
Par ailleurs, la BCE cherche à restaurer sa crédibilité, entamée par son immobilisme, qui contrastait avec la fermeté de la Fed, et à réaffirmer sa mission première de garant de la stabilité monétaire.
Toutefois, le resserrement de la politique monétaire de la BCE intervient au pire moment. Il est trop tardif et limité pour endiguer l’inflation. Et ce d’autant qu’elle est pour l’essentiel importée en raison de la flambée des cours de l’énergie, de la pénurie de certains composants et de la désorganisation des chaînes logistiques liée à la persistance des confinements en Chine. Il aura également été trop lent pour éviter qu’une partie des États de la zone euro – la France au premier chef – cèdent à l’addiction à la dette publique, dès lors que celle-ci semblait gratuite et illimitée. Il peut à l’inverse amplifier la récession de la zone euro provoquée par la crise énergétique.
L’alignement de la BCE sur le choix de la Fed de casser l’inflation par le relèvement à marche forcée des taux d’intérêt en assumant le risque de récession est très risqué.
Contrairement aux États-Unis, il n’existe en effet pas de spirale entre les prix et les salaires dans la zone euro. Surtout, la récession aux États-Unis devrait être brève en raison de la forte demande adressée aux secteurs de l’énergie, de l’armement, de la technologie et de l’agriculture. La situation est tout autre en Europe, très fragilisée par la guerre en Ukraine et touchée de plein fouet par la crise énergétique et alimentaire qui en résulte.
Le relèvement plus important qu’attendu des taux directeurs de la BCE constitue également une contrepartie offerte aux tenants de la rigueur monétaire pour obtenir leur accord à l’« instrument de protection de la transmission » de la politique monétaire, destiné à contrer une nouvelle crise de la dette dans la zone euro. Tous les pays de la zone sont éligibles à ce mécanisme, qui est cependant soumis à des conditions strictes : le respect du cadre budgétaire européen et l’absence de procédure pour déficit excessif ; l’inexistence de déséquilibres macroéconomiques graves ; la soutenabilité de la dette publique ; la conformité avec les critères définis par l’Union pour le déploiement du plan de relance NextGenerationEU. Cet instrument constitue une arme de dissuasion contre la fragmentation de l’euro.
Et, comme toute dissuasion, elle est conçue pour ne pas servir. Or sa crédibilité se trouve d’emblée mise en doute par la crise politique en Italie, qui ravive les interrogations sur la pérennité de l’euro. De manière symbolique, la réunion de la BCE s’est tenue dix ans après le sauvetage de la monnaie unique par Mario Draghi et a coïncidé avec sa démission de la présidence du Conseil, suivie de la dissolution du Parlement par le président Mattarella et de la convocation d’élections législatives le 25 septembre prochain. La probabilité est forte qu’elle place au pouvoir une coalition de forces hostiles à l’Europe, peut-être sous la conduite de l’extrême droite.
La tourmente politique de l’Italie, qui représente 15 % du PIB de la zone et constitue le premier bénéficiaire du plan de relance européen, avec 192 milliards d’euros d’aides, plonge l’Union et l’euro dans l’incertitude.
En atteste l’écart de taux qui se creuse avec l’Allemagne et qui approche le seuil critique des 250 points de base (il avait atteint 520 points de base en décembre 2011). Il ne fait dès lors pas de doute que les marchés testeront la volonté de la BCE de défendre la dette italienne. Et que celle-ci se heurtera à la contradiction entre l’objet du mécanisme antifragmentation et ses conditions, qui rendent impossibles sa mise en application.
La BCE est victime de son attentisme. Elle aurait été mieux avisée d’enclencher plus tôt la sortie de taux négatifs, notamment pour ralentir le surendettement public et privé, tout en préservant ses capacités de stabilisation des États en difficulté à travers le réinvestissement des titres échus.
Le retour programmé à des taux positifs a le mérite de rappeler que la stabilité de la monnaie reste le cœur de son mandat. Cette stabilité ne se limite pas à la lutte contre l’inflation et doit prévenir les risques de divergence qui feraient imploser la monnaie unique.
Pour autant, la BCE ne peut faire face, seule, aux risques économiques, politiques et stratégiques en Europe.
Elle ne peut ni réaliser les réformes structurelles pour ajuster les modèles économiques et sociaux, ni piloter la mise en place d’une quasi-économie de guerre, ni régler les crises politiques liées au défaut de leadership en Allemagne, à la majorité relative en France ou à la tentation populiste en Italie. Les dirigeants politiques ont reporté sur les banques centrales la gestion du krach de 2008, puis de la pandémie de Covid, mobilisant la politique monétaire au-delà du raisonnable jusqu’à relancer l’inflation ; il leur revient désormais d’assumer leurs responsabilités face à la hausse des prix qu’ils ont déclenchée, à la récession et à la pénurie d’énergie qui pointent, aux menaces des empires autoritaires qui se renforcent.
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 juillet 2022)