La France a une responsabilité prééminente dans le réarmement des démocraties et de l’Europe. Il doit l’assumer en réformant sa défense.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un changement d’ère stratégique qui clôt l’après-guerre froide. Elle a fait resurgir des affrontements majeurs caractérisés par un niveau très élevé de violence et de pertes au cœur de l’Europe, en matérialisant l’alliance de la Chine et de la Russie contre les démocraties, en déclenchant une crise énergétique et alimentaire mondiale. Elle a dessillé l’Allemagne, qui a décidé d’investir 100 milliards d’euros dans sa défense. Elle a réveillé l’Union, qui mobilise 1,5 milliard d’euros pour aider militairement l’Ukraine, met en œuvre des sanctions sans précédent contre la Russie et travaille à mettre fin à sa dépendance énergétique à l’égard de Moscou. Elle a ramené les États-Unis en Europe, où stationnent plus de 100 000 soldats américains. Elle a ressuscité l’Otan autour de la sécurité collective face à la Russie, comme l’a montré le sommet de Madrid, qui a décidé le déploiement d’une force rapide de 300 000 hommes, approuvé l’adhésion de la Finlande et de la Suède, réitéré l’objectif d’un effort de défense des alliés d’au moins 2 % du PIB.
La France ne peut rester à l’écart du réarmement et de la révision de la posture de défense des démocraties. Elle a résisté aux illusions de la fin de l’Histoire en maintenant une capacité de dissuasion nucléaire, en conservant un modèle complet d’armée, en entretenant une culture et un savoir-faire opérationnels. Mais la doctrine et le modèle d’armée définis au début des années 1990 sont caducs. La combinaison de la dissuasion et d’une armée échantillonnaire, destinée à gérer des conflits asymétriques, n’est plus adaptée au retour d’une menace existentielle sur le territoire et la population, à la guerre de haute intensité (la Russie a perdu plus de chars depuis le début du conflit ukrainien que le parc cumulé de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne), à l’extension de la confrontation aux domaines de l’énergie, de l’alimentation ou de l’information.
La résurgence d’une menace directe et existentielle à l’est de l’Europe se combine avec la déstabilisation persistante de l’Afrique et du Moyen-Orient par le djihadisme et avec la pression exercée par la Chine – alliée à la Russie – dans le Pacifique. Dans ce cadre bouleversé, notre pays doit assurer la sauvegarde de ses intérêts vitaux, protéger son territoire et sa population, participer activement à la défense de l’Europe et de la démocratie. Cela appelle un changement radical de notre doctrine, des scénarios d’emploi et du modèle de nos armées. Donc des choix clairs.
Le modèle d’armée a vocation à être reconstruit autour de cinq piliers. La dissuasion nucléaire, dont les deux composantes sont à moderniser mais qui mérite aussi d’être réarticulée à la manœuvre conventionnelle et cybernétique. La transformation d’une armée de corps expéditionnaire faite pour être projetée dans des opérations extérieures en une armée apte à supporter dans la durée le combat de haute intensité, ce qui exige de réviser son format, de renforcer sa puissance de feu, de la connecter et de… l’entraîner. Le réinvestissement dans la défense du territoire, qui passe par la mobilisation de toutes les forces de la nation. La maîtrise de la guerre de l’information, en tirant les leçons de notre échec en Afrique face à la Russie et, à l’inverse, de celles du succès remporté dans ce domaine par Volodymyr Zelensky sur Vladimir Poutine. L’innovation avec un investissement massif dans l’espace et les technologies de l’avenir comme les missiles hypervéloces ou les applications de l’intelligence artificielle.
Sur le plan budgétaire, des mesures d’urgence sont requises pour améliorer la disponibilité des équipements et refaire les stocks de munitions, et une nouvelle loi de programmation devra être mise en chantier pour porter notre effort au-delà de 2 % du PIB. Sur le plan industriel, la remontée en puissance doit être planifiée et organisée entre l’État et les industriels dans le cadre d’une quasi-économie de guerre. Sur le plan européen, le réinvestissement dans la défense ne peut se réduire à l’« otanisation » de l’Europe, qui nous laisserait à la merci des soubresauts de la politique intérieure des États-Unis, ni être mis au seul service de l’industrie américaine, ce qui suppose de sortir de leur enlisement les programmes européens d’avions et de chars du futur. Sur le plan diplomatique, le plaidoyer en faveur d’un pilier européen de l’Alliance n’est crédible que s’il repose sur une clarification des positions françaises vis-à-vis de la Russie et de la présence des États-Unis sur le continent.
Thucydide soulignait que « c’est la guerre qui assure la paix, bien mieux que le refus de combattre par amour de la tranquillité ». Les démocraties doivent aujourd’hui assumer le risque de la guerre pour défendre la liberté.
(Article paru dans Le Point du 14 juillet 2022)