De nombreux pays émergents, longtemps non alignés, se rapprochent de la Russie. Un danger majeur pour les démocraties occidentales.
L’invasion de l’Ukraine marque le retour de la guerre en Europe et la confrontation ouverte entre les démocraties et les empires autoritaires. Elle a réveillé l’Occident, mais au réalignement des démocraties répond le non-alignement du Sud.
Face à la nouvelle guerre froide déclenchée par l’invasion de l’Ukraine entre les démocraties et la Russie de Vladimir Poutine adossée à la Chine de Xi Jinping, les pays émergents ont refusé de prendre parti. À l’image de l’Inde, ils se sont systématiquement abstenus à l’ONU et ont choisi de ne pas appliquer les sanctions visant la Russie – position partagée par la Turquie en dépit de son appartenance à l’Otan. Ils pratiquent une diplomatie transactionnelle en fonction de leurs intérêts – ainsi, l’Arabie saoudite a résisté aux pressions des États-Unis pour augmenter la production et faire baisser les prix du pétrole.
Sous le non-alignement pointe ainsi un biais favorable à la Russie. Mise au ban par l’Occident, elle est loin d’être isolée ailleurs, bénéficiant de l’appui de l’Inde et de l’Indonésie, du Brésil et du Mexique, de nombreux pays du Golfe, de l’Afrique du Sud et d’une majorité de pays africains.
La guerre en Ukraine, en cristallisant les transformations du monde du XXIe siècle, acte le changement de nature et de statut du Sud non aligné – qui dorénavant s’affirme politiquement, revendique son autonomie stratégique et entend peser sur la gestion des problèmes mondiaux, qu’il s’agisse de sécurité, de santé, de commerce, de production des biens essentiels – à commencer par les médicaments et les vaccins – ou de lutte contre le réchauffement climatique. Avec pour ambition ultime de devenir le cœur du monde du XXIe siècle, dont le Nord deviendrait la périphérie.
La montée en puissance des non-alignés est la conséquence directe de leur décollage économique. Les émergents, grands bénéficiaires de la mondialisation qui a réduit de plus d’un tiers l’écart de richesse entre le Nord et le Sud, représentent désormais 52 % du PIB mondial. Le commerce Sud-Sud constitue la composante la plus dynamique des échanges, particulièrement en Asie-Pacifique.
Dans le même temps, les pays occidentaux ont perdu le contrôle de l’ordre mondial, avec l’enchaînement des guerres perdues – de l’Afghanistan au Sahel, de la mondialisation du capitalisme avec le krach de 2008, de l’incapacité à assurer la protection de leur population lors de la pandémie de Covid. Le repli des États-Unis et l’impuissance de l’Europe ont ainsi créé un vide stratégique dans lequel se sont engouffrés les empires autoritaires comme les pays du Sud. Non seulement ceux-ci se sont émancipés de leur dépendance envers l’Occident, mais ils lui sont de plus en plus hostiles.
Le soutien apporté par les non-alignés à la Russie à l’occasion de la guerre d’Ukraine constitue un signal d’alerte majeur pour les démocraties, cibles des empires autoritaires. À l’âge de l’histoire universelle et dans un monde devenu authentiquement multipolaire, l’Ouest ne peut pas perdre le Sud, sauf à se mettre en grand danger.
(Article paru dans Le Point du 23 juin 2022)