Face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’Europe de l’Est et du Nord joue les premiers rôles. Son influence politique et militaire se renforce.
Les chocs qui se sont succédé depuis le krach de 2008 auraient pu emporter l’Union européenne ; ils l’ont confortée et transformée. L’Union a résisté à la vague populiste qui culmina avec le Brexit. La pandémie de Covid a finalement consacré la solidarité entre les Vingt-Sept, avec la coordination de la commande et de la distribution des vaccins, puis le lancement du plan de relance de 750 milliards d’euros NextGenerationEU. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a définitivement transformé l’Union en l’obligeant à agir comme une puissance. Elle déplace aussi son centre de gravité vers l’Est et le Nord.
L’Europe centrale et orientale joue un rôle décisif dans l’aide à l’Ukraine et la résistance à l’expansion impériale de la Russie. Elle accueille la majorité des 6,6 millions de réfugiés ukrainiens ; elle organise la logistique des équipements civils et militaires vers Kiev ; elle transfère massivement ses systèmes d’armes hérités de l’Union soviétique à l’armée ukrainienne ; elle accueille l’essentiel des troupes et des matériels déployés par les États-Unis pour rétablir la capacité de dissuasion de l’Otan face à la Russie.
La Pologne est le symbole de ce retournement : elle est passée du statut de paria à celui de nation indispensable de la ligne de front, tant sur le plan humanitaire, en offrant l’asile à 3,5 millions de réfugiés, que sur ceux de l’assistance militaire. À l’inverse, la Hongrie de Viktor Orban, isolée par sa proximité avec le Kremlin, provoque l’éclatement de l’axe illibéral qui entendait redéfinir les valeurs et les principes de l’Union.
Les changements sont tout aussi profonds au nord de l’Europe. Après la demande d’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, qui met fin à leur neutralité, le référendum organisé par le Danemark le 1er juin a approuvé par 67 % des voix l’intégration à la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne. Copenhague participera désormais à la facilité européenne de paix qui finance à hauteur de 2 milliards d’euros les achats d’armes en faveur de l’Ukraine, ou encore à la force d’intervention rapide de 5 000 hommes. L’objectif commun de contrer l’impérialisme russe ouvre une profondeur stratégique pour la défense des États baltes ainsi que des capacités d’intervention supplémentaires dans l’Arctique.
Alors que le poids politique et stratégique de l’Europe de l’Est et du Nord se renforce, à l’inverse, l’Europe de l’Ouest, qui se pense comme le cœur et le moteur de la construction européenne, se trouve déstabilisée. L’Allemagne, par sa stratégie mercantiliste et son pacifisme, porte une responsabilité majeure dans la complaisance observée face aux régimes autoritaires. Elle peine à s’émanciper de sa dépendance envers l’énergie russe, comme à faire la clarté sur sa position dans la guerre d’Ukraine. La France est desservie par ses fragilités économiques et financières ainsi que par son engagement vain pour entamer une négociation avec Moscou, ou encore par la faiblesse de son aide militaire à l’Ukraine (100 millions d’euros contre 240 millions pour l’Estonie et 5,3 milliards de dollars pour les États-Unis).
Le déplacement de l’Union vers l’Est et le Nord pèsera sur ses orientations. Sur le plan institutionnel, l’Europe centrale, les pays baltes et scandinaves privilégient les politiques concrètes sur la révision des traités. Sur le plan géopolitique, leur priorité absolue va à la réponse à la menace russe, ce qui passe par le choix des États-Unis et de l’Otan, sur le plan militaire, à l’élargissement de l’Union aux Balkans et à l’Ukraine.
La guerre d’Ukraine contraint l’Union à se refonder comme puissance, ce qui est favorisé par le Brexit. Mais des divergences se font jour sur la stratégie à conduire face à la Russie. Au-delà du conflit ukrainien pointent des visions très diverses quant à l’avenir de l’Union, qu’il s’agisse de modèle économique et social, de transition écologique, de relations avec les grandes puissances ou de conception de la souveraineté.
La diplomatie française a traditionnellement plaidé pour une Europe à géométrie variable, dont le centre se situe à l’Ouest et la périphérie à l’Est. Elle se trouve en décalage croissant avec la nouvelle configuration créée par le conflit ukrainien. Au moment où l’Union se redéfinit autour de la défense de la liberté, clé de la civilisation de notre continent, l’Europe de l’Est et du Nord n’est plus périphérique mais devient centrale.
(Article paru dans Le Point du 2 juin 2022)