La réussite ou l’échec d’Olaf Scholz pèseront lourdement sur le destin de l’Allemagne, mais aussi de l’Europe et de la démocratie.
Depuis sa réunification, l’Allemagne a accumulé les succès et assuré le leadership de l’Union européenne en s’adaptant à la mondialisation et au passage à l’euro, tout en réaffirmant sa culture de la stabilité, symbolisée par les seize années de pouvoir d’Angela Merkel.
Le fédéralisme et l’attachement à l’État de droit ont résisté à la poussée du populisme de l’AfD. La stratégie mercantiliste, fondée sur l’industrie et les exportations dirigées en priorité vers les Brics, a dégagé des excédents commerciaux atteignant 8 % du PIB. Les finances publiques sont restées sous contrôle avec une dette limitée à 69,3 % du PIB à fin 2021. Le choix du pacifisme, adossé à la conviction que le commerce apporte la paix, et la délégation de la sécurité aux États-Unis ont permis de limiter l’effort de défense. Force économique, stabilité et crédibilité de l’Allemagne l’ont érigée en régulateur de l’Union et garant de la zone euro, maître d’œuvre des compromis entre le nord et le sud, l’ouest et l’est du continent, gestionnaire ultime des crises.
L’invasion de l’Ukraine a tout changé. La triple dépendance énergétique à la Russie, économique à la Chine, technologique et sécuritaire aux États-Unis est apparue en pleine lumière et se révèle insoutenable.
Sur le plan économique, l’Allemagne est confrontée à la chute de la croissance, qui ne dépassera pas 1,8 % en 2022, alors qu’elle était attendue à plus de 4 %, et à l’envolée de l’inflation, qui atteindra entre 6 % et 7 %. Mais ce choc conjoncturel masque une déstabilisation profonde de son modèle mercantiliste. La diminution du prix du travail dans les services par la déréglementation se retourne avec la pénurie des ressources humaines et la vive remontée des rémunérations (22 % pour le salaire minimum porté à 12 euros de l’heure). Les pays d’Europe centrale et orientale, devenus l’hinterland de l’industrie allemande, diversifient leurs relations commerciales et s’éloignent politiquement, à l’image de la Hongrie de Viktor Orban. Le partenariat avec la Russie, qui assurait 55 % de l’approvisionnement en gaz et constituait le pilier de la transition énergétique, s’est transformé en piège, avec la hausse des prix de 175 % et la menace de suspension des approvisionnements. La relation privilégiée avec la Chine, premier partenaire commercial depuis 2016, n’est plus de mise à l’heure où Pékin affiche son amitié sans limite avec Moscou. La défense du libre-échange et du multilatéralisme est en décalage avec l’éclatement de la mondialisation en blocs et le déchaînement des ambitions de puissance.
Sur le plan stratégique, le pacifisme allemand, maintenu alors que les menaces se renforçaient sur les démocraties depuis le début des années 2010, s’est dévoilé comme une grande illusion. En finançant massivement la Russie de Poutine, l’Allemagne a encouragé le néo-impérialisme russe et sa course à la guerre. Le retour des conflits de haute intensité en Europe la trouve désarmée et réduite au rang de maillon faible de l’Otan avec une armée sous-financée (1,5 % du PIB) et faiblement opérationnelle. Pire, elle se trouve accusée de complaisance envers Moscou et de tiédeur dans le soutien à Kiev. La distance se creuse avec l’Europe orientale et les pays Baltes, tenants d’une ligne de fermeté face à la Russie pour la dissuader de toute nouvelle agression.
Olaf Scholz a confirmé les livraisons d’armes à l’Ukraine et le réarmement. Le chancelier a réitéré sa volonté de mettre fin à la dépendance énergétique envers la Russie et l’objectif de la neutralité carbone pour 2045. Il a plaidé pour le maintien du multilatéralisme afin d’assurer la coopération entre les puissances du Nord et du Sud, pour la transformation du G7 en garant de l’application des accords de Paris, pour le réengagement dans la lutte contre la faim, la pauvreté et les épidémies.
Mais de nombreuses incertitudes persistent. Incertitudes sur le sevrage vis-à-vis de l’énergie russe, qui pourrait faire basculer le pays dans la récession. Incertitudes sur la transition énergétique et la possibilité de concilier puissance industrielle avec une électricité produite à 80 % par les modes renouvelables. Incertitudes sur la réalité du réarmement, l’affectation du fonds de 100 milliards d’euros et la remontée durable de l’effort de défense à 2 % du PIB. Incertitudes sur la réaffirmation du choix prioritaire de l’Otan, alors que la crise de la démocratie américaine s’approfondit et que la Chine demeure le premier défi pour les États-Unis. Incertitudes sur l’Europe et la zone euro, avec la tension entre l’objectif d’une résilience et d’une souveraineté renforcées d’une part, l’attachement à l’équilibre budgétaire et l’opposition maintenue à la mutualisation des dettes d’autre part. La réussite ou l’échec d’Olaf Scholz pèseront lourdement sur le destin de l’Allemagne, mais aussi de l’Europe et de la démocratie.
(Chronique parue dans Le Figaro du 30 mai 2022)