À peine remise du choc du Covid, l’économie mondiale subit de plein fouet l’inflation et la remontée des taux. Faut-il craindre le pire ?
Sur les marchés financiers, l’euphorie fait place à une inquiétude de plus en plus vive. La sévère correction menace de se transformer en krach. L’indice S & P 500 a perdu 18 % depuis le début de l’année et le Nasdaq, plus de 28 %. Partie de la technologie, la chute des cours s’étend progressivement à tous les secteurs d’activité, à commencer par la distribution, touchée de plein fouet par l’envolée des prix. Le krach est déjà effectif pour les cryptomonnaies, dont la valorisation a chuté de quelque 370 milliards de dollars – dont plus de 40 milliards pour la seule Luna en trois jours –, comme pour les NFT et les actifs achetés dans le métavers. Il touche également l’immobilier en Chine, qui représente 30 % du PIB. Les faillites de promoteurs et les défauts sur les prêts se multiplient. La dette immobilière de 4 700 milliards de dollars est insoutenable, alors qu’un logement sur cinq est vacant et que les ménages cherchent à fuir les villes en raison des confinements. Le basculement brutal de l’espoir d’une forte reprise portée par la sortie de la pandémie à la peur d’un krach financier résulte de trois changements.
La probabilité d’une récession devient de plus en plus forte, causée tant par la chute de l’activité que par le chaos résultant, d’un côté, des confinements en Chine au nom de la stratégie du zéro Covid, de l’autre, des pénuries et de l’envol du prix de l’énergie, des matières premières et des denrées agricoles provoqués par la guerre en Ukraine. Le double choc négatif sur l’offre, avec les ruptures d’approvisionnement et les hausses de coûts, et sur la demande, minée par la diminution du pouvoir d’achat, débouche en effet sur une baisse synchronisée de l’activité en Chine, aux États-Unis, en Europe et dans les grands pays émergents.
La prise de conscience s’impose de ce que l’inflation n’est pas provisoire mais s’installe durablement. Sous la disruption des marchés de l’énergie et de l’alimentation liée à l’invasion de l’Ukraine pointent des mutations fondamentales. Le marché du travail connaît un déficit de compétences et une montée des revendications salariales. La fragmentation de la mondialisation et le retour en force des contraintes de sécurité et de souveraineté annihilent le principal facteur de baisse des prix depuis le début du XXIe siècle. Or le consommateur ne pourra supporter seul les hausses dont une partie devra être prise en charge par les entreprises, ce qui implique une chute de leurs profits.
Enfin, la flambée de l’inflation ne se corrigera pas d’elle-même mais devra être éradiquée par des politiques restrictives. Dopés par les flux de liquidités déversées pour faire face au krach de 2008 puis à l’épidémie de Covid, les marchés ont voulu croire que les banques centrales continueraient à donner la priorité au soutien de l’activité pour éviter une récession et privilégieraient des thérapies douces. Mais l’ampleur du choc inflationniste a tout changé. Le risque d’une stagflation comparable à celle des années 1970 les contraint à revenir à leur mission première, qui consiste à garantir la stabilité de la monnaie en enclenchant une remontée significative de leurs taux directeurs, à l’image de la Fed, qui les a relevés d’un demi-point le 4 mai. Compte tenu du surendettement public et privé, la fin de l’argent facile laisse peu de place pour un atterrissage en douceur et risque fort de se transformer en violent ajustement. Le capitalisme a connu deux krachs financiers depuis le début du XXIe siècle. Le premier, en 2000, résulta de l’éclatement de la bulle spéculative sur les valeurs technologiques, amplifié par les dysfonctionnements de l’information financière mis en lumière par le scandale Enron. En 2008, le déchaînement de la spéculation immobilière, le surendettement hypothécaire, les excès de la dérégulation financière puis la faillite de Lehman Brothers, le 15 septembre, déclenchèrent le plus violent effondrement du crédit depuis 1929. Il ne fut endigué que par le lancement d’un plan de relance keynésien à l’échelle de la planète.
Force est de constater que la plupart de ces facteurs se trouvent aujourd’hui réunis, avec le cumul des liquidités déversées par les banques centrales durant l’épidémie de Covid, de la multiplication des bulles spéculatives, de la généralisation du surendettement, de l’absence de régulation des actifs crypto. Ne manque que le défaut d’un acteur important sous la pression de la montée des taux pour servir de détonateur à un krach.
Les banques centrales, auxquelles les gouvernements ont délégué depuis 2008 l’essentiel de la politique économique, ne disposent plus de marges de manœuvre face au retour en force de l’inflation. C’est aux gouvernements de prendre leurs responsabilités pour prévenir un nouveau choc en traitant les problèmes structurels de l’économie, qu’il s’agisse des contraintes qui brident l’offre, de la reprise du contrôle des finances publiques, de la lutte contre les inégalités, de la transition écologique ou de la régulation du capitalisme. Mais, pris en étau entre la crise intérieure des démocraties et leur déni du réel, en ont-ils encore la volonté et la capacité ?
(Article paru dans Le Point du 26 mai 2022)