Les économies mondiales vivent à l’heure de la stagflation : inflation importante et croissance nulle. Attention danger.
La guerre en Ukraine a mis brutalement fin à l’espoir d’une brillante reprise accompagnant la sortie de l’épidémie de Covid, à l’image des Années folles qui succédèrent à la Première Guerre mondiale et à la grippe espagnole. L’heure n’est plus à un cycle de croissance intensive, porté par l’innovation numérique et la remise en marche de la mondialisation, mais à la stagflation et à la hantise d’une décennie de chocs et de crises comparable aux années 1970.
À la suite de la guerre du Kippour, les prix du pétrole quadruplèrent entre septembre 1973 et janvier 1974. Un second choc pétrolier intervint en 1979 avec le triplement du baril qui suivit la révolution iranienne. La croissance s’effondra en même temps que l’inflation s’envolait, provoquant un chômage de masse et la chute des marges des entreprises, avec, à la clé, une profonde dépression des marchés financiers. Les chocs pétroliers cristallisèrent les déséquilibres nés de la politique monétaire expansionniste des États-Unis destinée à financer le projet de Grande Société de Lyndon Johnson et la guerre du Vietnam ainsi que ceux qu’avait engendrés la fin du système de Bretton Woods avec la suspension de la convertibilité du dollar en or. La montée de l’inflation et du chômage marqua la fin de l’ère keynésienne au profit des politiques monétaristes et libérales qui fournirent le cadre de la mondialisation.
L’économie mondiale subit actuellement le choc d’offre sur l’énergie et les matières premières le plus violent depuis le premier choc pétrolier. La hausse des prix est plus limitée, mais la gamme des produits touchés autrement vaste puisqu’elle comprend les denrées et les intrants agricoles, de même que les composants industriels. Au-delà de l’envolée des prix, les arrêts de la production, la rupture des chaînes logistiques, les sanctions internationales et les contre-mesures adoptées par la Russie créent des risques majeurs de pénurie physique, en particulier dans les domaines de l’énergie et de l’alimentation.
L’effet sur l’économie mondiale est dévastateur. L’activité connaît une baisse dans tous les grands pôles : en Chine, du fait du confinement de quelque 350 millions de personnes au nom du désastre programmé de la stratégie « zéro Covid » ; aux États-Unis, où l’économie s’est contractée au premier trimestre (- 1,4 %) alors que la Fed accorde la priorité à la lutte contre l’inflation ; en Europe, où la croissance dans la zone euro est presque nulle depuis le début de l’année ; dans les émergents, enfin, qui, à l’exception des producteurs d’hydrocarbures, sont touchés de plein fouet par la crise énergétique et alimentaire ainsi que par la hausse du dollar et des taux d’intérêt. Par ailleurs, la guerre en Ukraine, venant après l’épidémie de Covid qui a conduit à mettre en place des politiques monétaires expansionnistes au moment où l’offre s’effondrait, a libéré l’inflation, qui devrait atteindre 6,2 % dans le monde en 2022. En rythme annuel, la hausse des prix s’élève à 8,5 % aux États-Unis, à 7,5 % dans la zone euro et à 10 % au Royaume-Uni.
L’économie des années 2020 est très différente de celle des années 1970. La dépendance aux hydrocarbures est moins importante. Mais le choc est similaire par sa violence et sa nature structurelle. L’amputation des revenus des ménages et des marges des entreprises est durable. Le télescopage entre, d’un côté, la remontée des taux et la réduction du bilan des banques centrales et, de l’autre, le surendettement des États crée un risque élevé de crise financière, notamment dans la zone euro où ressurgit l’opposition entre pays du Nord et pays du Sud. Enfin, la chute des marges des entreprises se traduira inévitablement par l’ajustement de leurs investissements et de leurs effectifs à la baisse.
La stagflation pourrait bien acter la fin de la mondialisation dans les années 2020, comme elle enterra la régulation keynésienne dans les années 1970. Désormais, la géopolitique et les rapports de force entre grandes puissances dominent. Les échanges, mais aussi la finance et la technologie se restructurent autour de blocs idéologiques et militaires. La réapparition de formes d’économie de guerre, notamment dans les domaines de l’énergie et de l’alimentation, réhabilite la planification par l’État. Les banques centrales sont devenues les otages du surendettement public et privé et la politique monétaire est à nouveau au service de la politique budgétaire.
Pour être générale, la stagflation comporte des formes très variables. Aux États-Unis, l’inflation est tirée par la boucle entre les salaires et les prix sur fond de surchauffe du marché du travail : le volontarisme de la Fed, qui pourrait porter ses taux autour de 3 % à fin 2022, est donc fondé. Dans la zone euro, la hausse des prix provient de l’envolée des coûts de l’énergie et des matières premières extérieures. Elle est donc plus difficile à combattre, et ce d’autant que la situation des pays membres diffère en termes de situation du marché du travail comme de dépendance à la Russie. Il est, de fait, très difficile de casser la dynamique de la stagflation sans une violente récession, comme ce fut le cas dans les années 1980. Dès lors, elle pourrait encourager les forces populistes au sein des démocraties comme la France, dont le déclin a pris sa source dans son incapacité à répondre aux chocs pétroliers des années 1970. L’erreur fut alors de faire supporter aux entreprises l’essentiel de l’ajustement. Le choix qui consiste aujourd’hui à transférer à l’État la majeure partie du coût de l’inflation importée n’est pas moins dangereux, tant sur le plan économique et financier que sur le plan politique.
(Article paru dans Le Point du 12 mai 2022)