L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’enlisement de Narendra Modi dans l’« ethnautocratie » mettent à mal le positionnement non aligné de l’Inde.
Alors que l‘invasion de l’Ukraine par la Russie marque l’engagement de la grande confrontation entre les démocraties et les régimes autoritaires, la position de l’Inde de Narendra Modi apparaît de plus en plus incertaine et ambiguë. Sur le plan intérieur, elle dérive vers le culte de l’homme fort et vers un modèle de nation ethnique et religieuse. Sur le plan international, elle cherche à préserver une position de non-alignement entre l’Occident et les empires autoritaires, que l’alliance entre la Chine et la Russie actée par l’accord du 4 février 2022 comme le conflit ukrainien rendent de plus en plus intenable.
Si Narendra Modi a puissamment conforté ses chances d’être réélu en 2024 pour un troisième mandat avec la victoire sans appel de son parti, le BJP, lors des récentes élections régionales, son succès n’avait rien d’évident, compte tenu du double échec de Modi dans la gestion de la pandémie et dans la relance de l’économie. L’Inde affiche l’un des pires bilans face au Covid-19, puisqu’elle a enregistré 520 000 morts officiellement mais qu’elle en dénombre dans la réalité de 4 à 5 millions. Après une récession de 7,3 % du PIB pour l’exercice 2020-2021, la croissance ne dépassera pas 7 % en 2021-2022. La dette publique s’élève à 90 % du PIB. Le chômage frappe 8,1 % de la population active, auquel s’ajoute l’effondrement de l’activité des travailleurs du secteur informel, qui génère la moitié du PIB. Conséquence directe, plus de 100 millions de personnes ont basculé dans la grande pauvreté.
Narendra Modi n’a donc pas construit le triomphe du BJP sur la qualité de sa gestion, mais en exacerbant les passions nationalistes et religieuses et en lâchant la bride à la démagogie. En novembre 2021, il avait retiré sans même consulter le Parlement les trois lois votées en septembre 2020 qui entendaient libéraliser l’agriculture. La réélection de Yogi Adityanath, moine extrémiste émule de Rodrigo Duterte, à la tête de l’Uttar Pradesh n’a été acquise qu’au prix de la distribution d’avantages sociaux à la veille du scrutin, de l’encadrement des basses castes et surtout d’une fuite en avant dans la radicalisation, avec la suppression du bénéfice des aides sociales pour les musulmans.
Face à l’émergence économique de la Chine et à l’affirmation brutale de ses ambitions impériales, de Taïwan à l’Himalaya, l’Inde s’est rapprochée des démocraties. Elle a formé le Quad avec les États-Unis, le Japon et l’Australie. Elle a diversifié ses achats d’armement en s’équipant notamment de Rafale français. Mais elle n’a pas renoncé pour autant à son partenariat stratégique avec la Russie, confirmé lors de la visite de Vladimir Poutine en décembre 2021. L’armée indienne, équipée à 70 % de matériels russes, s’affirme plus que jamais comme le premier client de Moscou, absorbant 23 % de ses exportations d’armes. L’Inde s’est ainsi non seulement abstenue par trois fois au Conseil de sécurité et à l’assemblée générale de l’ONU, refusant de condamner la Russie pour l’agression de l’Ukraine, mais a acquis plus de 3 millions de barils de pétrole brut russe malgré les sanctions internationales.
L’Inde paie au prix fort le populisme de Modi. Le développement bute sur l’incapacité persistante à réformer, sur une bureaucratie paralysante et corrompue, sur la dépendance à l’énergie, la technologie et l’alimentation. La démocratie est minée par l’« ethnautocratie » de Modi. L’ambition de se tenir à égale distance des États-Unis d’un côté, de la Chine et de la Russie d’autre part, est ruinée par l’agression contre l’Ukraine et l’alliance conclue entre Pékin et Moscou. Dans l’affrontement qui s’est ouvert entre les démocraties et les régimes autoritaires, l’Inde est un acteur décisif. Encore faut-il qu’elle effectue un choix clair.
(Article paru dans Le Point du 31 mars 2022)