Conséquence de la guerre Ukraine, les pays du Sud risquent d’être confrontées à des pénuries alimentaires dramatiques.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie ouvre une nouvelle ère stratégique avec le retour de la guerre de haute intensité en Europe et l’engagement d’une confrontation directe entre les régimes autoritaires et les démocraties. Elle constitue aussi un choc majeur et durable pour l’économie mondiale. D’un côté s’installe la stagflation, caractérisée par le ralentissement de l’activité et l’envolée des prix. De l’autre, après la rupture des chaînes d’approvisionnement provoquée par l’épidémie de Covid-19, l’offre se trouve amputée par les opérations militaires et les sanctions dans des secteurs clés : l’énergie, les métaux stratégiques mais aussi les produits et les intrants agricoles. Et, si la guerre reste concentrée en Europe, la crise alimentaire est universelle.
L’attaque de l’Ukraine bouleverse les échanges agricoles et compromet la sécurité alimentaire de nombreux pays. La Russie et l’Ukraine comptaient en effet pour 29 % des exportations mondiales de blé, 20 % de celles de maïs et d’orge, 80 % de celles d’huile de tournesol et 35 % de celles des graines de tournesol. La Russie assure par ailleurs 15 % des exportations mondiales d’engrais azotés. Le conflit réduit drastiquement le potentiel de l’agriculture ukrainienne et compromet les récoltes de 2022, puisque 30 % des terres arables se trouvent en zone de guerre en peine période de plantation.
Par ailleurs, le trafic des ports de la mer Noire, qui assuraient 30 % des transports de céréales, est totalement interrompu, tandis que les réseaux routiers et ferroviaires sont détruits ou coupés.
Les nations qui dépendent des importations pour une part importante de leur consommation alimentaire risquent surtout d’être confrontées à des pénuries, voire à des famines.
La crise alimentaire, dont la responsabilité revient tout entière à Vladimir Poutine, est catastrophique et durable. L’impact est dévastateur pour les habitants et les États du Sud, importateurs de produits alimentaires. En Égypte, les prix ont ainsi augmenté de 17,5 % depuis février pour l’alimentation, qui représente 44 % du budget des ménages (contre 15 % en Europe et 10 % aux États-Unis).
La Tunisie et le Liban souffrent de pénuries de farine et de semoule. Au Soudan comme au Sahel, la moitié de la population est menacée de famine.
Des émeutes de la faim sont donc inévitables, alors que les prix sont supérieurs à leur niveau de 2007-2008, qui provoqua une vague de violences insurrectionnelles en Afrique et au Moyen-Orient. La grande pauvreté remonte dans des sociétés déjà fragilisées par l’épidémie de Covid.
La déstabilisation des pays du Sud par la crise alimentaire montre l’importance et la complexité des conséquences de la guerre en Ukraine, qui sont très loin de se limiter à l’Europe, même si notre continent se trouve en première ligne.
Elle illustre la persistance de l’interdépendance des économies et des sociétés. Les pays du Sud, au sein desquels la tentation du modèle chinois et l’hostilité à l’Occident ont vivement progressé au cours de la dernière décennie, pèseront en effet dans l’issue de l’affrontement entre la démocratie et les empires autoritaires. Les abandonner constituerait une double faute stratégique et morale.
Les démocraties, à travers le G7 et le G20, doivent donc intégrer dans la réponse à l’agression russe en Ukraine une mobilisation pour augmenter la production et limiter la hausse des prix des produits agricoles, tout en aidant les États du Sud les plus touchés par la crise alimentaire à éviter la famine.
L’Union européenne dispose d’une responsabilité directe et éminente dans ce domaine, en tant que pilote et gestionnaire de la politique agricole commune. Au titre des mesures d’urgence, elle a décidé de soutenir à hauteur de 500 millions d’euros les agriculteurs les plus exposés à la hausse du prix des engrais ou de la nourriture animale et à hauteur de 330 millions pour les paysans ukrainiens, tout en libérant 4,5 millions d’hectares de jachère pour la production alimentaire et la nourriture animale.
Le caractère durable de la crise ainsi que la remise en lumière de l’impératif de la sécurité alimentaire exigent d’aller au-delà, en révisant de fond en comble le « pacte vert », qui planifiait la baisse de la production de 12 %, le recul de 10 à 20 % des exportations et la mise en jachère de 10 % des terres. La guerre en Ukraine contraint à des remises en question radicales, qui ne se réduisent pas au domaine militaire. La transition écologique ne doit certainement pas être abandonnée, en matière agricole comme en matière d’énergie, mais elle ne peut être placée sous le signe de la décroissance et elle doit réintégrer les impératifs de sécurité et de souveraineté. L’Europe paie aujourd’hui trop cher sa dépendance au gaz russe pour continuer à planifier sa dépendance alimentaire.
(Chronique parue dans Le Figaro du 28 mars 2022)