Confrontée à la guerre en Ukraine, l’Europe doit investir dans l’énergie, l’agriculture et la défense pour devenir une puissance géopolitique.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie ouvre une grande confrontation entre les régimes autoritaires et les démocraties. Son issue dépendra de la capacité des nations libres à rétablir une dissuasion efficace face aux menaces d’ascension aux extrêmes de la violence brandies par Vladimir Poutine, mais aussi et surtout de la résilience des sociétés face aux coûts économiques et sociaux d’un conflit qui s’inscrit dans la longue durée.
En apparence, il existe une forte asymétrie dans les conséquences économiques de la guerre, puisque son impact serait limité à 0,5 % du PIB pour les démocraties occidentales contre une chute entre 12 et 15 % du PIB de la Russie. Mais la réalité est plus complexe, notamment pour l’Europe, qui constitue la véritable cible de Poutine et se trouve en première ligne tant sur le plan stratégique qu’économique, car elle subit un double choc de demande, sous l’effet de l’envolée des prix de l’énergie et de l’alimentation, et d’offre, avec les risques de rupture d’approvisionnement en hydrocarbures, en métaux, en semi-conducteurs ou en céréales.
Le sommet de Versailles des 10 et 11 mars a confirmé le réveil européen et l’unité des Vingt-Sept dans leur soutien à l’Ukraine, la condamnation de l’agression russe et le durcissement des sanctions. Le défi majeur porte désormais sur la résilience du continent…
Le sommet de Versailles des 10 et 11 mars a confirmé le réveil européen et l’unité des Vingt-Sept dans leur soutien à l’Ukraine, la condamnation de l’agression russe et le durcissement des sanctions. Le défi majeur porte désormais sur la résilience du continent et le basculement vers une économie qui n’est pas encore une économie de guerre mais qui n’est plus une économie de temps de paix.
À court terme, le premier risque réside dans la stagflation. Pour la zone euro, la guerre en Ukraine implique en 2022 une forte baisse de la croissance, autour de 1 % alors qu’elle était attendue à 4,2 %, ainsi qu’une accélération de l’inflation, qui devrait atteindre de 6 à 7 % alors que la BCE l’estimait à 5,1 %. Ce nouveau choc crée un dilemme pour la politique économique de la zone euro. Au moment où la priorité devait être donnée à la maîtrise de l’endettement des États, la mobilisation de la politique budgétaire sera indispensable pour amortir l’amputation du pouvoir d’achat des ménages, mais aussi pour soutenir les secteurs d’activité et les entreprises les plus touchés. La BCE se trouve également prise à revers, qui a décidé le 10 mars de privilégier la lutte contre l’inflation en accélérant la diminution de ses achats de titres avec pour objectif de les interrompre à l’automne, ce qui ouvrirait la voie à une hausse des taux. Pour éviter la stagflation, l’Union et la BCE devront mettre en œuvre une stratégie de croissance dans un environnement de guerre.
Au-delà, l’Union est confrontée à la nécessité de repenser la régulation du grand marché ainsi que ses politiques sectorielles autour de la sécurité. Après le krach de 2008 et l’épidémie de Covid-19, qui a vu l’Union prendre en main la production et la distribution des vaccins puis engager un plan de relance de 750 milliards d’euros, le retour de la guerre sur le continent souligne que l’économie européenne ne peut avoir pour seul principe la concurrence. Il appelle une action volontariste pour réduire la dépendance du continent au gaz russe comme aux importations de biens essentiels chinois ou à la technologie et aux armements américains. En bref, l’Union va devoir repenser le grand marché en matière de production et de souveraineté, non plus seulement de consommation et de baisse des prix pour les ménages.
Il est vital de s’affranchir de la dépendance au gaz russe – il représente 45 % de l’approvisionnement de l’Europe –, qui constitue un instrument de chantage pour Moscou. L’Union doit donc redéfinir le marché de l’énergie autour de plans de sécurisation de ses ressources. Du côté de la production, cela implique la réduction accélérée du recours aux énergies fossiles, la diversification des sources de livraison, des investissements massifs dans le nucléaire et les renouvelables. Du côté du stockage, il convient de reconstituer des réserves stratégiques et d’optimiser les réservoirs de gaz. Du côté de la régulation, il faut réviser d’urgence le mode de calcul du prix de l’électricité en le détachant de celui du gaz, tout en soutenant la transition énergétique et les économies d’énergie. Les échanges de produits agricoles sont également frappés de plein fouet. L’UE a une responsabilité directe dans ce domaine, en tant que pilote et gestionnaire de la politique agricole commune. Elle doit engager un renouveau agricole fondé sur la libération du potentiel de production. De même, la stratégie de réarmement impulsée par l’Allemagne, qui entend porter de 1,5 à plus de 2 % du PIB son investissement militaire, a vocation à être couplée au renforcement de la base industrielle et technologique de défense de l’Europe.
La guerre en Ukraine peut faire émerger l’Europe comme un acteur à part entière du système multipolaire du XXIe siècle. Pour cela, le sursaut provoqué par l’agression russe doit être converti en une stratégie de long terme de résilience et de souveraineté. Cela suppose des investissements massifs, notamment dans l’énergie, l’agriculture et la défense, qui ne pourront obéir aux seuls principes du marché et ont vocation à être planifiés et financés avec le soutien des États et de la BCE. Cela demande aussi une pédagogie des citoyens pour qu’ils acceptent de supporter la majeure partie des coûts de la défense de leur liberté. La France a longtemps rêvé seule d’une Europe puissante ; Vladimir Poutine lui a donné naissance ; il reste aux Européens à la faire grandir.
(Article paru dans Le Point du 17 mars 2022)