Le scandale d’Orpea a remis le vieillissement et la dépendance au centre du débat public. Cependant, la condition des seniors réfute bien des clichés.
Les scandales ne relèvent pas du hasard mais de la nécessité. Ils présentent la vertu de jeter une lumière crue sur des vérités trop longtemps cachées. Ainsi le mur de silence qui entourait le vieillissement fut-il brisé par la canicule d’août 2003, qui révéla la solitude et l’abandon dans lesquels se trouvaient nombre de personnes âgées. Aujourd’hui, la mise en cause d’Orpea, accusé par le livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard), de maltraiter de manière chronique ses pensionnaires, pointe les dysfonctionnements des Ehpad, déjà soulignés par la surmortalité enregistrée lors de l’épidémie de Covid.
L’urgence impose naturellement d’enquêter sur la situation des établissements d’Orpea, de sanctionner les fautes éventuelles, de vérifier que des mesures correctives sont effectivement prises. Au-delà, c’est toute la politique de la dépendance qui doit être repensée.
La France comptera en effet 3 millions de Français en perte d’autonomie en 2027 et 108 000 personnes supplémentaires en Ehpad d’ici à 2030. Or elle est très loin de s’y être préparée. La réponse de l’État aux défaillances dénoncées chez Orpea est caractéristique de la faillite des politiques publiques, qui, à l’image de l’hôpital, conjuguent inefficacité et inhumanité : elle repose sur l’intensification des contrôles et la multiplication de normes quantitatives qui ignorent la qualité des services rendus et obligent à recruter des bureaucrates pour gérer la complexité administrative et non des soignants, au risque d’accélérer le phénomène de démission qui touche les personnels de la santé et des soins à la personne. Elle multiplie des mesures technocratiques ou des effets d’annonce qui ne s’inscrivent dans aucune stratégie cohérente. Avec pour illustration la création en juillet 2020 d’une 5e branche de la Sécurité sociale consacrée à la perte d’autonomie mais sans aucun financement – l’année même où le déficit du régime général et du fonds de solidarité vieillesse culmine à 39 milliards d’euros.
Notre pays reste ainsi en attente d’une politique de la dépendance qui impose des changements radicaux. La priorité doit aller au maintien à domicile, plébiscité après l’épidémie de Covid, ce qui passe par l’adaptation des logements et par l’extension du crédit d’impôt pour les services à la personne. Le modèle des Ehpad a vocation à être réorganisé autour d’un projet de vie personnalisé des résidents ainsi que de l’ouverture des établissements sur les familles et sur la société. À l’exemple de nos voisins européens, des référentiels de qualité doivent être établis qui fassent place à l’innovation tant pour les personnes âgées (activités numériques pour l’entretien cognitif) que pour les soignants, dont les rémunérations, les conditions de travail et la formation sont à améliorer. Il est par ailleurs impératif de simplifier drastiquement le maquis opaque des aides à l’autonomie. Enfin, il est temps de rompre avec l’impasse du financement à travers le creusement de la dette sociale pour instituer une assurance obligatoire à partir de 50 ans, en s’inspirant de l’Allemagne.
Le nombre des plus de 65 ans progressera de 14 à 24 millions en 2060. Leur espérance de vie est actuellement à 65 ans de 19 ans pour un homme et de 23,1 ans pour une femme et continuera à augmenter après le coup d’arrêt provoqué par la surmortalité du Covid (47 000 décès en 2020 et 35 000 en 2021). Et 92 % d’entre eux sont quasi autonomes jusqu’à la fin de leur vie.
Loin d’être simple et uniforme, l’univers des seniors est complexe et divers. Il ne se confond ni avec la retraite car beaucoup continuent à travailler, ni avec le conservatisme, ni avec l’éloignement des technologies numériques (seuls 4 millions sur 17 sont en situation d’exclusion), ni avec l’isolement, ni avec la vulnérabilité économique et sociale puisqu’ils possèdent 58 % du patrimoine détenu par les ménages français, ni avec la maladie et la perte d’autonomie. Il existe ainsi différents âges chez les seniors qui sont actifs et aidants avant leur retraite, fortement engagés dans la vie associative et le bénévolat ensuite, pour ne connaître des débuts d’incapacité qu’après 80 ans.
La vieillesse n’est pas la chronique d’un naufrage annoncé. Elle peut devenir un projet de vie et de nouvelle carrière pour peu que la longévité soit choisie et non pas subie. D’où la nécessité d’une approche fine et diverse qui distingue les seniors en fonction de leur âge, de leur statut, de leur état de santé, de leurs projets et de leurs attentes. D’où une nouvelle donne à laquelle les entreprises comme les politiques publiques doivent s’adapter. En favorisant l’emploi des seniors. En structurant les nouveaux marchés des services à la personne ou de l’aménagement des logements. En luttant contre le sentiment mortifère d’exclusion et d’inutilité par la promotion de l’engagement, notamment grâce à des plateformes d’activités. En facilitant et en décentralisant l’accès aux services publics de proximité. En promouvant la prévention de la dépendance par l’entretien de la vie sociale et du bien-être. En investissant massivement dans l’innovation au domicile comme dans les institutions.
Alors que l’épidémie de Covid a souligné la complexité du rapport entre les générations et les faiblesses criantes de la prise en charge de la dépendance, alors que l’influence des seniors sur les élections se renforce du fait de leur poids démographique et de leur forte participation, il est symbolique que la campagne présidentielle ignore les enjeux décisifs du vieillissement. Une occasion unique de changer le regard sur les seniors au sortir de la pandémie est ainsi perdue.
(Article paru dans Le Point du 10 février 2022)