L’inflation lamine le pouvoir d’achat des plus pauvres comme l’épargne des classes moyennes, aiguisant les tensions sociales.
Un spectre hérité des années 1970 hante de nouveau les pays développés : l’inflation. Alors que l’épidémie de Covid laissait craindre une explosion des faillites et du chômage, l’inflation s’est brutalement réveillée, à l’exception du Japon, pour atteindre en rythme annuel 7,1 % aux États-Unis, 5 % dans la zone euro, 5,7 % en Allemagne, 6,6 % en Espagne.
La hausse des prix a d’abord été présentée par les gouvernements et les banques centrales comme provisoire, liée au caractère unique d’une reprise qui associe une frénésie de consommation des ménages dopée par leur épargne forcée, d’un côté, une pénurie d’offre du fait du manque de matériaux, d’énergie et de travail de l’autre. En réalité, elle est durable comme le montre l’inflation sous-jacente qui s’élève à 5,5 % aux États-Unis, où une spirale s’est mise en place entre les prix et les salaires, et à 2,6 % dans la zone euro. L’inflation est avant tout le résultat des politiques économiques mises en place pour répondre à l’épidémie de Covid et accompagner les restrictions sanitaires, en réassurant le revenu des ménages, les emplois et le chiffre d’affaires des entreprises. Leur principe n’est pas discutable. Mais leur niveau a été démesuré, à l’image des États-Unis, qui, avant même le budget de 2022, ont mobilisé 5 200 milliards de dollars de dépenses budgétaires et doublé le bilan de la Fed de 4 000 à 8 000 milliards de dollars, soit une injection de liquidités représentant la moitié du PIB sur deux ans. Force est de donner raison à Milton Friedman, qui affirmait que l’inflation est toujours un phénomène monétaire, contre la nouvelle théorie monétaire qui prétendait que les déficits et la dette publics ne comportent pas de limites. Les torrents de liquidités déversés face à une production contrainte ont logiquement provoqué une très forte hausse des prix.
Les troubles provoqués par l’inflation soulignent qu’il n’en est pas de bonne. La tentation reste présente de s’en servir comme d’un remède sans douleur au surendettement public et privé. Mais les dommages sont considérables, illustrés par l’implosion du Venezuela, les faillites à répétition de l’Argentine ou la déconfiture de la Turquie. L’inflation lamine le pouvoir d’achat des plus pauvres comme l’épargne des classes moyennes, aiguisant les tensions sociales. Elle comprime les marges des entreprises et réduit les investissements. Elle conduit au défaut les États et les entreprises, notamment quand ils sont endettés dans une monnaie étrangère.
Ses conséquences perverses sont déjà visibles. Elle ralentit fortement la reprise, poussant le FMI à réduire ses prévisions de croissance à 4,4 % en 2022 – contre 4,9 % initialement – et 3,8 % en 2023. Elle crée un risque de récession et déstabilise les marchés boursiers, qui subissent une violente correction – notamment sur les valeurs technologiques et les cryptomonnaies. Dans le monde émergent, elle va faire basculer 100 millions de personnes supplémentaires dans la grande pauvreté en raison de l’envol des prix alimentaires, tout en menaçant la stabilité des pays les plus pauvres.
Le reflux puis la disparition naturelle de l’inflation, après un pic des prix de l’énergie en 2022, paraissent très peu probables, compte tenu des hausses de salaire et de la modification des anticipations aux États-Unis. Il est bien vrai que les banques centrales se trouvent confrontées à un dilemme redoutable entre l’étouffement de la reprise par la baisse du pouvoir d’achat ou le risque de récession et de krach provoqué par la hausse des taux. Mais, après avoir étendu leurs missions à la gestion des risques financiers systémiques, à l’objectif du plein-emploi ou à la reconfiguration de l’appareil de production pour lutter contre le réchauffement climatique, elles se trouvent brutalement ramenées à leur raison d’être, qui réside dans la garantie de la stabilité de la monnaie.
Aux États-Unis, un consensus s’est formé pour sommer la Fed d’agir et d’éradiquer l’inflation. En Europe, la situation reste nettement plus ambiguë, car le mandat de la BCE a évolué en dehors des traités pour donner la priorité à la stabilité de la zone euro sur la stabilité des prix. Or la divergence se creuse entre les pays du Nord, dont l’industrie et les classes moyennes subissent de plein fouet les hausses du prix des matières premières et de l’énergie, et les pays du Sud surendettés.
Le scénario du retour à la stagflation des années 1970, sur fond d’aggravation des risques stratégiques, peut être désarmé. Mais à la condition d’en finir avec la grande illusion du caractère gratuit et illimité de l’argent public. Il existe une étroite ligne de crête permettant aux banques centrales de ramener l’inflation autour de 2 % dans les pays développés, sans basculer dans une violente récession et en évitant un nouveau krach dévastateur.
(Chronique parue dans Le Figaro du 31 janvier 2022)