La France, qui disposait avec l’électricité nucléaire d’un atout décisif pour une économie décarbonée, a perdu le fil de sa politique énergétique.
Les chocs pétroliers des années 1970 ont marqué la fin de l’ère keynésienne en même temps que le début du long décrochage de la France. Le choc électrique qui accompagne la sortie de l’épidémie de Covid comporte également une dimension systémique.
À court terme, le défi découle de l’explosion du prix de l’électricité, qui a été multiplié par cinq en un an.
Cette envolée, redoublée par la pénurie qui sévit notamment en Chine, compromet la reprise et alimente l’inflation. La ponction sur le pouvoir d’achat des ménages crée un risque social, dont le mouvement des « gilets jaunes » a souligné le danger.
Les tensions sur l’offre entraînent un recours accru au charbon, synonyme de désastre écologique. Enfin, l’Europe, qui importe la quasi-totalité de son gaz, se trouve soumise à un chantage de la Russie, qui assure 40 % de son approvisionnement et menace de l’interrompre si elle n’obtient pas satisfaction pour annexer l’Ukraine.
À long terme, la décarbonation de l’économie, et notamment la réalisation des objectifs européens d’une baisse de 55 % des émissions d’ici à 2030 et d’une neutralité à l’horizon 2050, implique une augmentation de la production d’électricité de 40 % pour la France et de 50 % pour l’Union européenne. Les réseaux devront être modernisés et renforcés, notamment grâce à leur numérisation.
Simultanément, la compétition entre les puissances se renforce pour assurer leur sécurité énergétique, sur fond de montée des tensions internationales. Or pour l’heure, l’Europe ne dispose d’aucune stratégie crédible pour se doter des capacités de production indispensables, assurer la résilience des réseaux, assurer l’acceptabilité sociale des augmentations tarifaires indissociables de la hausse progressive du prix du carbone, garantir la continuité de son système électrique.
La crise énergétique est ainsi révélatrice de l’impasse dans laquelle se sont enfermées l’Union européenne et la France. La commission s’est légitimement donnée pour priorité la construction d’un grand marché de l’énergie.
Mais elle a commis la même erreur que dans le domaine de la concurrence en ne tenant compte que du point de vue du consommateur et en l’organisant autour d’un marché spot indexé sur les prix du gaz. Elle s’est alignée sur l’Allemagne pour encourager une sortie rapide du nucléaire. Avec pour résultats un effondrement des capacités pilotables et une vulnérabilité des réseaux qui créent un risque de blackout comparable à celui expérimenté par le Texas, une forte volatilité des prix, un recours intensif au charbon et au lignite, enfin une dangereuse dépendance stratégique vis-à-vis du gaz russe que Nord Stream 2 entend pérenniser.
La France, qui disposait avec l’électricité nucléaire d’un atout décisif pour sa compétitivité comme pour sa transition vers une économie décarbonée, a perdu le fil de sa politique énergétique. Elle s’est orientée par défaut vers la sortie du nucléaire et a fermé 12,7 GWh de capacités pilotables en dix ans sans investir massivement dans les énergies renouvelables ou dans la modernisation du réseau.
La décision de l’État de faire supporter à EDF à hauteur de 8 milliards d’euros la limitation à 4 % au lieu de 44,5 % de la hausse du prix réglementé de l’électricité en février porte le coup de grâce à l’entreprise. Elle intervient au pire moment, alors que la production d’électricité nucléaire sera réduite entre 300 et 330 TWh en 2022, contraignant la société nationale à acheter 20 TWH à 200 euros voire plus sur le marché pour le revendre à 46,20 euros à ses concurrents. Elle fragilise sa trajectoire compte tenu de l’incertitude sur la durée et le coût final de la mesure.
La crise devrait être l’occasion de repenser notre stratégie énergétique en renforçant tant nos capacités de production d’électricité décarbonée et pilotable que les renouvelables, en favorisant l’innovation, en réduisant notre dépendance aux démocratures, en travaillant à l’acceptabilité sociale de la généralisation du prix du carbone.
Pour l’heure, la déstabilisation d’EDF sape la relance de l’électricité nucléaire qui devait être l’un des piliers de la transition énergétique. Elle décrédibilise la place de Paris, au moment même où se confirme la déroute du Brexit, en rappelant que l’État de droit s’arrête en France là où l’État intervient. Elle révèle l’incapacité de la puissance publique à se moderniser et à faire émerger un État stratège et entrepreneur, dont l’épidémie de Covid a montré le rôle crucial pour résister aux chocs du XXIe siècle.
La stratégie du « quoi qu’il en coûte » achève ainsi d’être dévoyée en étant mise au service d’objectifs électoraux de très court terme qui s’opposent frontalement à l’intérêt national.
(Chronique parue dans Le Figaro du 24 janvier 2022)